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BŒUFS ROUX

n’avaient autant débordé, ce fut un ruisseau, ce fut un torrent de larmes chaudes et silencieuses. Tous ces oreillers furent bientôt trempés de part en part. Ah ! comme elles coulaient enfin ces larmes si longtemps contenues !… Elles coulaient non seulement des yeux, elles coulaient du cœur comme des larves, à ce point que ses yeux brûlaient, que ses joues brûlaient… elles coulaient fumantes presque !

Et Dosithée ; dans son désarroi, dans sa douleur, et une douleur qui pouvait la tuer, pensait :

— Je l’aime… et il est parti !…


XII


De même qu’il est des maladies subites, courtes et fatales chez les personnes bien constituées qui n’ont jamais été malades, chez les êtres qui n’ont jamais souffert il suffit d’une première douleur pour les tuer. Ce sont des chocs si violents que les corps les plus solides ne peuvent résister.

Heureusement pour elle et pour les siens Dosithée résista au choc de sa première douleur… la douleur de l’amour !

Et qui l’eût dit que cet amour, qu’elle ne sentait pas vivre en elle, qu’elle ignorait tout à fait, se révélerait si soudainement et si violemment ? Mais l’amour, comme la haine, souvent semble surgir d’une manière spontanée. Il est, comme la haine, une passion : il éclate, il détonne comme une poudre vive et fulminante. Le choc se produit assez souvent sans cause apparente, et souvent aussi tout éclate sans qu’il y ait eu compression. Prenons le premier accès de colère de l’enfant, c’est une rafale. Aussi bien, dans la nature humaine les passions sont des rafales apaisées qui se réveillent plus ou moins violentes. On les sent vivre. Chez les individus les passions sont latentes, aussi se manifestent-elles comme le coup de vent du ballon que l’on crève, brutalement. Chez d’autres il semble que les passions soient sans masque et sans chaîne, elles vivent en liberté, mais elles ne sont pas moins promptes à rugir ; seulement leurs coups peuvent être moins dangereux.

Chez Dosithée la passion de l’amour se trouvait à l’état latent, elle ne la sentait pas vivre, elle ne l’avait jamais sentie ; mais elle couvait sous une enveloppe si mince, qu’il n’avait fallu qu’un souffle pour briser l’enveloppe, et, alors, l’amour avait jailli comme la lave contenue d’un volcan.

Oui, Dosithée aimait !…

Or, cet amour qui, pour elle, aurait dû être une joie, lui était une peine, une torture sans nom… elle aimait sans espoir ! Perdre un bien qu’on a tenu, ou le perdre parce qu’on n’a pas su le garder, n’est-ce pas un supplice ? Dosithée n’avait eu qu’un mot à dire, ce mot elle ne l’avait pas dit ! Oh ! le terrible Mea Culpa qui ne pardonne pas !

Aussi, avec le remords, car c’était pour elle un véritable remords, la jeune fille sentait sa vie crouler entièrement, elle voyait tout son bonheur, tout son avenir s’enfoncer dans un néant qui l’épouvantait. Le souvenir de ses parents qui la chérissaient, ne lui était pas une consolation ni un refuge. L’amour de Zéphirin, de ce vigoureux paysan, ne lui était ni un espoir ni un dérivatif : elle n’y pensait plus. Non… l’autre en s’en allant avait emporté sa pensée, comme il avait emporté son cœur, il ne lui avait rien laissé qu’une douleur amère, qu’un vide sans fond ! Et lui, il avait tout emporté sans même le savoir, sans le soupçonner ! Ah ! elle souffrait, elle souffrait, cette pauvre Dosithée… mais Lui ? Oui, Lui ! Ne devinait-elle pas à présent ce qu’il était venu lui demander ou lui offrir ? Oui… et il était parti, malheureux, comme elle demeurait, elle, malheureuse ! Il était venu offrir sa main… et s’il ne l’avait pas tendue, c’est parce qu’il avait redouté de prendre à un autre un bien qui n’était plus pour lui ! Et elle, Dosithée, ne l’avait pas détrompé ! Ah ! oui, comme il devait souffrir, lui aussi !

Et dans sa détresse la jeune fille suivait Léandre !

Reviendrait-il ?

Elle ne l’espérait, point. Et c’était justement ce manque d’espoir qui pourrait la tuer.

Elle se replongea dans son néant, pleurant encore de ses yeux qui semblaient alimentés par des sources intarissables. Et les larmes, après avoir imbibé les oreillers, après avoir mouillé tout son beau visage de vierge désespérée, coulaient le long de sa gorge et pénétraient dans son corsage… Mais elle ne les sentait pas.

D’en bas la voix de Phydime l’appela pour le souper.