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BŒUFS ROUX

avec lui, tout autant qu’elle souhaitait de demeurer toujours chez son père. Et si, de son côté, Dame Ouellet avait pris temps de la réflexion, elle aurait éprouvé la même inquiétude que son mari : elle non plus ne pourrait facilement se séparer de sa fille ! N’importe ! il fallait avoir confiance, et Dieu, comme toujours, saurait bien arranger toutes choses pour le plus grand bonheur de tous.

Le repas fut charmant.

Si Phydime et sa femme furent accueillants, le jeune médecin, de son côté, sut conquérir ses hôtes. Et un peu plus tard, quand vint le dessert, Phydime se trouvait si bien grisé par la gentillesse du médecin, que, sans une hésitation, il eût consenti à lui donner sa fille en mariage.

Ah ! ce que c’est que d’être instruit ! se disait-il.

En effet, il voyait à sa table deux jeunes gens s’amuser si agréablement et avec une si belle courtoisie rien que par les jeux de l’esprit.

Il n’avait jamais vu sa Dosithée aussi babillarde… Et l’autre, est-ce qu’il ne l’était pas davantage ?

Certainement, c’était lui, ce jeune médecin, qui entraînait sa fille ! Il était si gai, si enjoué, et pas fat, pas prétentieux pour un sou ! Il était sans façon, mais avec dans ses gestes et ses paroles une réserve et une dignité qui le haussaient dans l’esprit de ses hôtes. Entre lui et Dosithée, Phydime devinait qu’un lien se tissait déjà : cette délicieuse sympathie entre deux êtres qui se comprennent tant par le cœur que par l’esprit.

La veillée qui suivit le repas du soir fut non moins exquise.

Le médecin prit congé à dix heures.

On voulut le garder jusqu’au lendemain ; mais il prétexta, comme un refus courtois, des malades qui le réclamaient. Mais il promit de revenir, puisque sa visite paraissait si agréable.

— Mais oui, mais oui, s’écrièrent vivement Phydime et sa femme, vous reviendrez, et ça nous fera ben plaisir !

Et tous deux parurent s’étonner de ne pas entendre leur fille se joindre à eux.

Le jeune médecin la regarda longuement, comme s’il eût attendu son invitation.

Souriante, elle se borna à lui souhaiter bon voyage.

Le jeune médecin lui tendit sa main.

Elle hésita un moment. Mais craignant de lui faire affront, elle mit sa petite main fine dans la main fort blanche du jeune homme.

— Mademoiselle, murmura celui-ci, je pars avec regret, tant je me suis plu près de vous et de vos aimables parents.

Il parut attendre une invitation à revenir.

— Monsieur, répondit Dosithée très souriante, nous avons d’habitude peu de visiteurs, mais nous nous efforçons de bien recevoir ceux qui nous viennent rendre visite.

Le sourire du médecin s’atténua en n’entendant pas le mot qu’il désirait : « Revenez ! Revenez ! ».

Il franchit le seuil de la porte, s’arrêta pour regarder encore Dosithée qui demeurait muette, et prononça lentement :

— Au revoir !…

— Bon voyage !… murmura-t-elle seulement avec une inclination de tête.

Alors, chose étrange, Dosithée poussa un long soupir d’allègement, et, par crainte de s’entendre interrogée par son père ou sa mère, elle monta vivement à sa chambre.


VII


À quelques jours de là, le père Francœur, par une belle matinée des premiers jours de juillet, se présenta chez Phydime Ouellet.

Après le « bonjour » d’usage, il alluma lentement sa pipe et demeura un bon moment pensif et comme gêné, ne répondant aux questions de Phydime ou de Dame Ouellet que par monosyllabes. Il était facile de deviner que quelque chose le tracassait.

Phydime était seul avec sa femme.

Ce jour là, Dosithée était allée au village de Kamouraska pour y passer la journée avec une ancienne amie de couvent. Le matin. Zéphirin l’y avait conduite dans une jolie voiture dont son père venait de lui faire cadeau, et il avait promis de revenir le soir la chercher.

— Eh ben ! père Francœur, il faut nous dire s’il y a quelque chose qui va pas ? dit Phydime après un bon moment de silence.

— J’vas vous dire, Phydime, répondit le père Francœur en levant le front et en se dérhumant, c’est par rapport à mon gar-