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BŒUFS ROUX

Elle répondit qu’elle n’avait pas faim d’une voix qu’elle essaya de rendre naturelle, mais dont l’accent n’était plus le même.

Elle s’abîma de nouveau dans sa douleur, incapable de contenir le flot incessant de ses pleurs.

Le crépuscule descendit.

Zéphirin, ce soir-là, ne vint pas chez Phydime, peut-être parce qu’il avait redouté d’y retrouver Léandre Langelier.

Puis la nuit vint, douce, sereine, parfumée. Dosithée pleurait encore. L’obscurité avait envahi sa chambre.

En bas le silence régnait, Phydime et sa femme demeuraient silencieux et sombres dans la cuisine.

Enfin, Dosithée s’endormit dans sa douleur comme en un voile d’agonie, insensiblement, inconsciemment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un bruit dans sa porte la réveilla en sursaut. C’était Dame Ouellet qui, très inquiète, demandait :

— Dosithée ! Dosithée ! es-tu réveillée ?

— Oui, maman. Quelle heure est-il ?

— Sept heures.

Un soleil chaud et caressant pénétrait dans la chambre par la fenêtre demeurée ouverte toute la nuit. Mille chants d’oiseaux heureux s’élevaient du bocage qui précédait le verger. Une brise joyeuse fredonnait dans les ramures. Et quels parfums exquis emplissaient l’atmosphère ! C’était toujours la splendide nature qu’adorait tant Dosithée.

Elle esquissa un sourire pâle et se mit sur son séant. Mais elle parut s’étonner de se voir toute vêtue… et elle s’étonna bien davantage de constater que son corsage était trempé. Et ses oreillers !… Et ses yeux faisaient mal, sa tête était lourde, et son cœur… Ah ! ce pauvre cœur, comme il se crispa effroyablement au souvenir de ce qui était survenu la veille ! Elle revit tout à coup, comme au travers des brumes d’un passé lointain, l’image triste de Léandre. Un sanglot la secoua en entier.

Elle se leva tout à fait d’un mouvement brusque, mais ses lèvres blêmies ne purent retenir une plainte de souffrance. Elle se sentait toute courbaturée. Elle eut envie de se regarder dans son miroir, mais elle n’osa pas par crainte d’y voir un visage qui l’aurait effrayée. Elle s’accouda à sa fenêtre, comme elle faisait par tous les matins ensoleillés, et là, pensive, triste, douloureuse, elle laissa ses yeux errer sur le paysage en fête. Mais elle ne voyait rien que les gémissements de son cœur.

— Tu descends donc pas déjeuner, Dosithée ? cria d’en bas Dame Ouellet.

Un arôme de jambon grillé montait jusqu’en la chambre de la jeune fille.

— Tout à l’heure, maman, répondit-elle d’une voix qu’elle ne reconnaissait pas elle-même.

Elle entendit un roulement de charrette, une voix rude commander des bêtes, puis elle aperçut, par-dessus les arbres du bocage son père conduisant ses bœufs roux et sa charrette vers une prairie où les foins récemment coupés avaient été mis en meulons le samedi d’avant. Phydime allait charger ces foins pour les rentrer dans ses fenils. Tous les jours de la fenaison Dosithée avait aidé son père : elle montait sur la charrette et tassait le foin qu’y jetait Phydime à grandes fourchées. Et c’était pour elle un plaisir, et ces foins étaient si soyeux et odorants. Or, ce lundi matin, Phydime, croyant que sa fille était malade, s’en allait seul au champ. La jeune fille sentit un chagrin nouveau s’ajouter à toutes ses peines. Elle aurait voulu crier gaiement :

— Papa ! Papa ! attendez-moi !…

Elle ne le pouvait pas, elle demeurait figée dans sa tristesse et son désespoir.

Et Phydime aussi était triste. Il ne chantait pas comme à l’ordinaire. Assis sur le bord de sa charrette près de la ridelle d’avant, les jambes pendantes, tête basse, il laissait aller ses bœufs de leur pas mesuré et fumait sa pipe à grosses bouffées distraites. Bientôt la charrette et les bœufs roux disparurent avec leur maître.

Dosithée se replongea avec une maladive persistance dans les débris de son rêve brisé. Mais avait-elle donc véritablement fait ce rêve d’être l’épouse de Léandre Langelier ? Non, c’est vrai ; mais il lui semblait que ce rêve elle l’avait longtemps caressé ! Elle s’imaginait vivre dans un passé reculé, et qu’elle avait vraiment vécu de cet amour qui à présent la tuait. Elle se sentait aimée, elle aimait elle-même, et l’amour réciproque qui en découlait lui paraissait durer depuis très longtemps. Sur cet amour de rêve elle avait bâti son avenir, et soudain, au moment où le rêve allait se transformer en réalité, tout s’était brisé