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BŒUFS ROUX

cette voix qui les stupéfie fût venue. Les passerines secouent leurs ailes, comme effrayées, et s’apprêtent déjà à reprendre leur vol.

Mais elle s’apaisent, parce que la voix s’est tue. Puis elles frémissent encore lorsque deux longs meuglements, très assourdis, s’élèvent de sous elles et font trembler l’étable et son toit.

Elles s’entre-regardent, puis demeurent très immobiles et silencieuses quand, un moment après, la même voix d’homme se fait entendre, plus forte et plus sonore…


J’ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs marqués de roux…


La voix va se perdre dans le lointain, peut-être vers la terre de France !… Aussitôt du sein de l’étable éclate tout un concert : bêlements grêles d’agnelets, mugissements de bestiaux, cocoricos enroués ou sonores, hennissements, glouglous, pépiements…

De plus loin, un chien aboie…

Une volée de corneilles passe dans l’azur tirant de l’aile du Nord au Sud et croasse avec animation.

Alors, grives, fauvettes et passerines s’envolent en chantant.

Des étables s’étend et s’élève en pente douce un champ de cristaux plus brillants. Au bout de deux arpents environ ce champ s’arrête au bord d’une route. Durant tout l’hiver la neige s’est accumulée dans cette route par petits monticules, et on l’a sillonnée de fines balises de sapin. Ces balises, toujours vertes, on peut les voir en ce jour de printemps ; les unes très droites encore, telles qu’on les a posées à la Noël ; d’autres, à mesure que fond la neige, penchent vers le sol ; d’autres sont tombées. De l’autre côté de la route, qui se déroule de l’Est à l’Ouest, se dresse la maison de ferme, blanche sous sa couche de chaux, haute sur son socle de pierres des champs, avec sa galerie qui l’orne sur toute sa façade, et ses persiennes vertes. Cette maison est un grand carré, n’ayant qu’un rez-de-chaussée. Mais sous le toit à deux pentes recouvert de bardeaux peints en rouge on a aménagé des chambres à coucher, de sorte qu’on peut donner le nom d’étage à la partie supérieure de la maison.

Dans sa simplicité elle a un aspect serein et gai. Elle n’est pas loin du chemin, duquel elle est séparée par un étroit parterre qu’ombragent, en la saison d’été, les frênes, les peupliers, les lilas et les saules pleureurs. Nulle palissade, de sorte qu’elle présente une porte accueillante aux passants. En cette aube de printemps lumineuse et tiède, la maison semble, elle aussi, se réjouir du renouveau de la nature, car de la route on entend partir de ses murs de joyeux éclats de voix et surtout des rires clairs d’enfants espiègles. Car aussi portes, persiennes et fenêtres sont largement ouvertes pour recevoir les souffles chauds et parfumés d’avril. En prêtant l’oreille on saisit, outre les rires d’enfants, une voix très tendre de maman essayant de rappeler à l’ordre de petits turbulents, et, aussi, le fredonnement agréable d’une voix de jeune fille, un fredonnement qui ressemble à un chant d’oiseau. Comme on semble heureux là ! D’autres bruits non moins égayants charment l’oreille : un délicieux pétillement de bois d’érable dont on bourre un fourneau, des chocs argentins d’ustensiles et de vaisselles, et, mêlé à tout cela, le ronronnement monotone, mais non moins délicieux et qui ajoute au charme, d’un rouet. Le ronronnement de ce rouet nous fait imaginer quelque jolie fileuse à tête blonde, aux joues roses, aux lèvres rouges, en jupon de toile ; bref, une de ces poses de simplicité et de candeur comme on en voit sur les images. On s’imagine encore que la voix de jeune fille entendue ne peut-être que celle de la jolie fileuse !…

En écoutant ces bruits divers, on est saisi d’une émotion bien douce. Et quel charme se dégage de cet ensemble !

Et pourtant la nature n’a pas encore repris ses parures étincelantes de l’été !

À une autre époque de l’année, notamment à la saison des fleurs et des feuillages, cette maison de ferme si modeste, cette chaumière de paysans doit certainement ressembler à un Éden. En effet, et nous verrons bientôt combien il pouvait être agréable de vivre là, et combien l’esprit pouvait être séduit dans le splendide décor qui entourait la maison et ses champs.

Pour le moment qu’il nous suffise d’écouter encore le joyeux concert de la maison heureuse !… Puis de nouveau arrivé des étables la voix de l’homme finissant ce refrain :