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BŒUFS ROUX

cé à se désagréger… mais les deux matières — cette chaux et ce sable — étaient bonnes, saines, vivaces. Elles se solidifièrent rapidement, les coups portés par la suite eurent moins d’effet, et le monstre, fatigué, commença à retraiter devant l’invincible. Mais très âpre à l’attaque, elle revenait à la charge de temps à autre, et de ses dents usées elle égratignait bien le bloc, mais elle ne l’entamait point.

Oui, la voix qui venait de jeter cette chanson dans le ciel éclatant de lumières printanières avait bien cette sonorité des granits et des bronzes. Elle révélait la force et la puissance. En l’écoutant, on sentait la voix de l’homme naître de la terre. C’était ce même homme que naguère, Dieu avait établi en son Paradis Terrestre, en lequel il l’avait fait maître et roi. Ce maître-roi avait pour sceptre la charrue ; pour drapeau le clocher qui projeté sa flèche hardie dans l’azur des cieux : pour devise… Dieu ! — Patrie ! Foyer !

Ce maître et ses attributs rayonnaient pleinement dans les clartés puissantes de cette matinée de printemps.

Et le soleil montait toujours, plus brillant, plus chaud, plus joyeux, dissipant les dernières vapeurs du matin et dardant ses millions de rayons d’or, sur les neiges qui, en se fondant, prenaient l’apparence d’une belle nappe de diamants aux feux multiples.

On était à l’aube du printemps canadien.

De la merveilleuse nature canadienne on ne percevait, ce jour-là, que le premier aspect ; ou, peut-être mieux, le printemps canadien commençait sa première étape, et, d’étape en étape, il entrerait presque insensiblement dans toute sa splendeur.

À mesure que grandissait le jour, et à regarder fixement la nappe cristallisée des champs qui flottait par ondulations à peine saisissables, les rayons du soleil apparaissaient comme autant de ciseaux d’or taillant les facettes par millions, et de burins d’argent gravant des multitudes d’arabesques aux couleurs les plus variées et changeantes. La nappe, alors, se transformait, elle devenait une immense tapisserie aux figures les plus curieuses ; et, comme si elle eût été semée de perles, de rubis, de saphirs et d’émeraudes, selon que se mouvaient les rayons du soleil, elle éclatait dans un éblouissement prodigieux, ondulait de plus en plus et projetait dans l’espace d’innombrables paillettes qui reflétaient capricieusement et coquettement le rouge des rubis, le bleu des saphirs et le vert des émeraudes. Sous la chaleur des rayons la neige fumait doucement, et sitôt que la brise de l’Ouest s’apaisait ou s’attardait derrière un rocher, un bois ou un mont, une vapeur nouvelle s’élevait en frémissant, elle formait comme un rideau du plus léger tissu, elle oscillait, ondulait à son tour, puis elle planait, si légère, si diaphane, qu’elle devenait un prisme puissant à travers lequel on découvrait une mer de cristaux les plus étincelants et de formes et de contours les plus séduisants.

La fonte des neiges !… Résurrection de la nature dont la splendeur est inénarrable ! C’est le réveil de la déesse qui, nonchalamment et gracieusement, se dépouille de sa robe de nuit et s’apprête à revêtir ses somptueuses parures du jour ! Le tableau est si captivant, si magique et féérique, qu’on peut le regarder, mais non le décrire ; car l’œuvre du Tout-Puissant dépasse les meilleures facultés de l’homme.

Déjà l’on voyait poindre çà et là une tache de terre noire ou un morceau de chaume cuivré. La nappe de cristaux se déchirait, se trouait peu à peu, le sol depuis longtemps voilé, se découvrait joyeusement et une autre vapeur s’en échappait comme un encens. On aspirait déjà cet exquis parfum de saine terre, parfum qui, bientôt, se confondrait agréablement avec le parfum non moins exquis des lilas et des fleurs.

À ce point du jour, des grives, des passerines et des fauvettes acclament la renaissance de la nature, tout en voletant autour des étables où elles cherchent un petit coin pour reposer leurs ailes et dormir la nuit en attendant que les feuillages, une fois éclos, leur offrent un couvert pour acclamer le réveil de la nature, paraissent s’étonner beaucoup d’entendre une voix d’homme retentir dans les airs. Oui, une voix humaine, et non moins joyeuse et fière que la leur, chante… Et cette voix part de l’intérieur de l’étable au toit de chaume où elles viennent de poser leurs pattes.

Elles écoutent, très curieuses… Les fauvettes penchent leur tête et hérissent le duvet de leur col. Les grives, elles, regardent le ciel embrasé, comme si de là haut