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Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/15

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LA PETITE CANADIENNE

est à New York et qu’il vient de gagner sur nous la première manche.

Rutten retomba lourdement sur la méridienne, comme assommé.

— Mais s’il a gagné la première partie, continua Miss Jane avec un sourire féroce, c’est à nous de gagner la deuxième.

— Comment ? demanda Rutten qui se mit à respirer avec espoir.

En nous emparant du modèle !

— C’est vrai.

— Et pour atteindre ce but nous n’avons pas un instant à perdre.

— Que faut-il faire ?

— Rendez-vous à Montréal, faites connaissance avec Mme Fafard, comme je vous l’ai déjà expliqué, louez une chambre et cherchez l’occasion propice. Dans la chambre à coucher de Mme Fafard, il y a une garde-robe assez spacieuse, et dans cette garde-robe il y a le modèle du Chasse-Torpille Lebon.

— Oui, oui, je sais, répondit Rutten.

— Il importe donc de ne pas moisir, et d’être de retour à New York avant quatre jours.

— C’est bon, je partirai par le prochain convoi, déclara le capitaine sur un ton résolu.

— Quant à moi, reprit Miss Jane avec un accent non moins résolu, d’ici ces quatre jours j’aurai les plans en ma possession.

Et la jeune fille, avec une expression de menace effroyable, rugit ces mots :

— À nous deux, William Benjamin !…


IV

OÙ WILLIAM BENJAMIN AJOUTE UN ATOUT À SON JEU


À peu près à la même heure, dans une chambre de l’Hôtel Américain, trois de nos personnages sont réunis : ce sont William Benjamin et les deux compères Alpaca et Tonnerre.

Ce matin-là, la physionomie de William Benjamin est tout à fait rayonnante : ses yeux noirs et brillants, ses lèvres rouges qui ne cessent de sourire, le son musical de sa voix limpide, tout chez lui révèle un joyeux état d’esprit. Mais quand il parle il a encore des accès de cette toux étrange qui, loin de diminuer, semble empirer de jour en jour. On croirait entendre les tousseries d’une poitrinaire. Et lorsque, à la fin, il devient tracassé par des accès répétés, il murmure avec humeur, mais sans toutefois perdre son sourire tout à fait :

— Est-ce possible que je ne me débarrasserai jamais de ce vilain rhume ?… Je le soigne assez bien pourtant !

Et alors il tire une bonbonnière, y puise une petite pastille rosée, l’introduit dans sa bouche et reprend la conversation.

Quand à Tonnerre et Alpaca, ils ont tous deux une mine fort battue, et la pâleur de leur visage tiré indique assez la ripaille de la nuit précédente. Ils écoutent avec une attention religieuse les paroles de William Benjamin.

— Mes bons amis, disait ce dernier, puisque, grâce à votre précieux concours, nous avons pu recouvrer le modèle et les plans de Monsieur Lebon, c’est de ce dernier que nous allons à présent nous occuper. Il y a pour nous un mystère formidable à éclaircir, mystère qui s’appelle : Lebon-Kuppmein ! Qu’est devenu Pierre ? Qu’est devenu Kuppmein ?… Selon mon humble avis, retrouver l’un ou l’autre, c’est retrouver les deux, car tous deux sont disparus le même jour et au même endroit. Mais une chose certaine, c’est qu’il y a là-dessous du Rutten, et une autre chose non moins certaine, c’est qu’il y a mêlée à tout ce mystère une femme ! Quelle est donc cette femme et quel est le but qu’elle poursuit ? Mystère encore ! Seulement dans la lourde besogne qui s’impose nous allons essayer cette théorie policière : … Cherchons d’abord la femme !

— Belle théorie, en vérité, fit Tonnerre la voix très enrouée… Cherchons la femme !… Il me semble que la théorie vaudrait mieux s’il y avait un nom au bout de la femme, quand ce ne serait qu’un tout petit nom qui, tout probablement, suffirait à nous mettre la main au bout du fil de…

Tonnerre se tut pour chercher le nom qui lui manquait.

Alpaca vint à son secours.

— D’Ariane… Maître Tonnerre, dit-il gravement.

— Merci, cher Maître, c’est bien ça… le fil d’Ariane. Vraiment, vous avez une mémoire mythologique !

Benjamin fit entendre un petit rire clair.

Alpaca demeura sombre et grave, et Tonnerre poursuivit :

— Donc, je crois qu’il n’est rien comme un nom… tout est là, et, suivant moi, la besogne est à moitié faite.

— Vous croyez ? fit Benjamin en riant. Eh bien ! Je vais vous dire le nom de la femme mystérieuse…

— Ah ! ah !

— Cette femme, poursuivit Benjamin, s’appelle : Miss Jane !

— Miss Jane ! répéta Tonnerre en se frappant le front.

— Vous la connaissez ? demanda Benjamin surpris par le geste de Tonnerre.

— Non… Je grave seulement ce nom dans mon souvenir.

Il ajouta en regardant son camarade :

— Vous avez compris, cher Maître ?… MISS JANE !

Alpaca se contenta de pencher la tête, geste qui lui était facile ce matin-là à cause de l’énorme lourdeur de cette tête.

— Voici donc, reprit Benjamin, vos instructions pour les jours qui vont suivre. Dès ce matin vous allez vous attacher aux pas du capitaine Rutten et vous ne le perdrez pas de vue. En quelque maison qu’il entre, hôtel ou édifice quelconque, tâchez de savoir ce qu’il y a fait, avec qui il a parlé, et prenez bonne note des noms et adresses des personnages qu’il visite. Je vous conseille aussi de pousser l’indiscrétion à surprendre les conversations du capitaine, tout en vous gardant de susciter l’éveil ou le soupçon. Moi, de mon côté, je vais faire quelques petites enquêtes.

Il ajouta, après avoir consulté sa montre :

— Il est huit heures. Vous retrouverez le ca-