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Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/23

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LA PETITE CANADIENNE

Ils finirent par le penser, lorsque Conrad se pâma… Et, pour le colonel qui connaissait son oncle, c’était d’autant plus bizarre, que rarement l’ingénieur riait. Mais là, ce n’était plus du rire… L’ingénieur avait échappé son lorgnon, ses yeux pleuraient de rire, sa bouche se fendait dangereusement, il se tapait les cuisses, il posait ses mains à ses côtés, sautait, tressautait… puis retapait ses cuisses… Il voulut bien mettre un frein à ce rire débordant, mais alors il apercevait les figures stupides d’hébétement du colonel et de Fringer et le rire, le fou rire, le rire débridé, le rire qui tue parfois, le reprenait…

Enfin, par un terrible effort de volonté, il réussit à retrouver en partie son calme et son sérieux, et la voix à demi éteinte, hoquetante, toujours sur le point de repartir avec le mors aux dents, il dit à ses deux interlocuteurs :

— Écoutez cela… je ne veux pas rire seul…

Et il se mit à lire la lettre suivante :

Ma chère et très adorée Adeline…

Est-il pire souffrance, pire douleur, pire catastrophe que cette longue et cruelle séparation ? Hélas ! sans cesse ballotté par les vagues gigantesques d’une mer en furie, j’ai beau tourner ma barque vers votre port, toujours je suis repoussé par les vents contraires. Mais qu’importe ! Votre cher souvenir et mon inaltérable amour me donnent le courage viril et la ténacité inébranlable qui finiront bien par vaincre les éléments déchaînés. Comme César, je franchirai le Rubicon ! Mais j’aurai plus de gloire que César, attendu que j’aurai été seul à conduire ma barque avariée. Et dussé-je m’environner d’ailes, comme l’aigle qui traverse la tempête pour remonter à son aire, je balayerai l’espace ! Je refoulerai les vastes ouragans ! Je ferai rentrer les mers dans leur lit ! J’apaiserai les océans écumeux ! De ma route j’écarterai les monts ! Et, chère Adeline, je vous le jure, vous me verrez bientôt tomber à deux genoux devant votre personne. Et, en attendant que ce bienheureux espoir se réalise, je vous prie de me croire toujours, très chère et très adorée Adeline,


Votre très amoureux et fidèle…
MAÎTRE ALPACA, Avocat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


VI

LA VENGEANCE DE DUNTON


Le colonel avait bien ri… il avait ri plus fort que son oncle, mais cela avait été pour mieux cacher son désappointement.

Quant à Fringer, il avait ri pour couvrir les rugissements de fureur qui grondaient au dedans de lui-même.

Et le rire des trois hommes avait pris des proportions effrayantes, lorsque James Conrad avait constaté que l’enveloppe jaune ne contenait pas autre chose qu’une dizaine de ces lettres dans lesquelles Alpaca avait, de toute son âme amoureuse, chanté les hautes vertus de son adorée Adeline.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il passait onze heures lorsque James Conrad et le colonel sortirent du Welland et remontèrent dans leur taxi.

Peu après, deux autres personnages sortirent de l’hôtel, et s’arrêtèrent un moment sur le trottoir pour échanger quelques paroles. Ces deux personnages étaient Robert Dunton et l’un de ses policiers.

— Tout nous prouve maintenant, disait Dunton de sa voix rude et cassante, que Conrad est en relations avec des agents allemands. Vous l’avez constaté, n’est-ce pas ?

— C’est clair, répondit le policier.

— Donc, c’est à vous à présent de retrouver votre camarade et d’agir le plus tôt possible. Entendez-vous d’abord avec la police de New York en faisant valoir votre mandat ; et pendant que celle-ci se chargera de Karl Fringer, vous et votre confrère vous vous assurerez de la personne de Conrad.

— Et le colonel ? demanda l’agent.

— Le colonel, répondit Dunton avec mépris, n’est qu’un imbécile avec qui il vaut mieux ne pas perdre votre temps.

— Très bien, répliqua l’agent, je vais me mettre à l’œuvre immédiatement. Où vous retrouverai-je ?

— À l’Hôtel Américain, répondit Dunton.

Et les deux hommes se séparèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si, au bout d’une heure, nous rentrons au Welland et remontons à la chambre de Fringer, nous retrouvons ce dernier en train d’arpenter avec agitation la longueur et la largeur de la pièce.

À le voir, les mains furieusement enfoncées dans les poches de son pantalon, les traits de sa figure maladive livides et contractés, les sourcils bien froncés, on peut comprendre que M. Fringer n’est pas en humeur joyeuse.

Et le monologue qu’il se débite correspond pleinement à l’expression de rage qu’exprime toute sa physionomie.

— Feu d’enfer !… M… du diable ! Imbécile que je suis ! Triple idiot de Parsons ! Colonel de fumier ! Et jusqu’à ce maudit Alpaca… Oh ! mais qu’il ne me retombe plus sous la main cet Alpaca de satan, car je le tondrai cette fois de la bonne manière !

Et Fringer continuait à rugir ainsi toute une litanie de jurons et d’apostrophes du même genre.

Puis, s’étant déchargé un peu de ce qui l’oppressait, il reprit, plus satisfait et plus calme :

— Que sont devenus les plans ?… Voyons ! je vais un peu récapituler pour me remettre au fil. Il est certain que Rutten avait les plans, puisque nous avons pu constater que sa veste avait été coupée durant son ivresse. Il est non moins certains que les plans ont été enlevés par ces deux individus que nous avons par après assom-