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LA PETITE CANADIENNE

chère Miss Jane, je vous pensais debout depuis longtemps déjà.

— Quelle heure est-il donc ?

— L’heure ! s’écrit Rutten avec un geste de surprise. Mais il passe sûrement neuf heures.

— Neuf heures !… fit la jeune fille avec une mine égarée. D’où arrivez-vous ? demanda-t-elle.

— Mais… de Montréal. Le train retardait… C’est pourquoi…

Rutten s’interrompit pour considérer curieusement la jeune fille dont l’esprit lui paraissait voyager en pays inconnus.

— Dites donc, reprit-il brusquement, vous m’avez l’air de revenir d’aussi loin que je reviens moi-même !

Miss Jane se mit à rire nerveusement.

— C’est la surprise de vous voir, dit-elle, je ne vous attendais pas sitôt. Mais entrez donc !

Rutten franchit le seuil de la porte et demanda, tandis que Miss Jane refermait la porte doucement :

— Vous avez reçu ma dépêche, n’est-ce pas ?

— Oui.

— La mauvaise nouvelle vous a sans doute fort contrariée ?

— Très peu, sourit Miss Jane.

— Tiens !

— Je me doutais pas mal, reprit-elle avec une certaine indifférence tout en esquissant un sourire haineux, que William Benjamin vous aurait devancé.

— Comment le saviez-vous ? demanda le capitaine qui, du coin de l’œil, lança à Miss Jane, un regard chargé de soupçons.

— Je dis que je m’en doutais, répondit seulement Miss Jane avec un sourire froid.

— Vous vous en doutiez ?… Mais alors vous saviez que Benjamin m’avait suivi à Montréal.

— Je l’ai su par votre dépêche.

— Ah !… c’est juste.

— Seulement, poursuivit Miss Jane, le jour même de votre départ pour Montréal, je vous savais surveillé par Benjamin.

— Vraiment ?

— Ou plutôt par des gens au service de Benjamin, ce qui revient au même.

— Vous connaissez ces gens ?

— Vous savez bien que je connais vos amis, répliqua Miss Jane avec un sourire ironique.

— Quels amis ? demanda froidement Rutten.

— Ces deux amis qui, un soir, au Welland, vous ont fait les honneurs de l’hospitalité.

Rutten grimace de colère et de haine.

— Or, sachant que ces deux hommes vous épiaient, je me suis douté que Benjamin serait informé de votre départ précipité pour Montréal, et qu’il prendrait aussitôt des mesures pour faire mettre le modèle du Chasse-Torpille en lieu sûr.

— Ma chère Miss Jane, sourit le capitaine, votre perspicacité est admirable.

Et il pensa ceci :

— Tu t’es fait prendre au jeu de l’amour, je t’en avais prévenue !… Gare à toi, tu ne m’échapperas pas !

Et tout haut il répéta :

— Oui, ma chère Miss Jane, j’admire votre perspicacité.

— Merci, mon cher capitaine, se mit à rire la jeune fille. Ah ça ! ajouta-t-elle aussitôt en reprenant son sérieux, j’oublie que vous arrivez de voyage et que vous devez être morfondu… Voulez-vous accepter un petit verre et manger quelque chose ?

— Je ne vous refuse pas, vous me faites vraiment plaisir.

— Venez donc, dit la jeune fille en se dirigeant vers la porte du salon.

— Au moins, je ne trouble pas vos amours ?

— Pas le moins du monde. D’autant moins que ces amours, dont vous êtes tant jaloux, vont bientôt avoir leur dénouement.

— Par le mariage ? ricana Rutten.

— Non… par une condamnation à mort, peut-être ! répliqua Miss Jane avec un accent funèbre.

Rutten frissonna malgré lui et, silencieux, suivit Miss Jane au salon.

Arrivé sur le seuil de la porte il s’arrêta net. Ses yeux venaient de tomber sur Pierre Lebon.

— Voilà le condamné ! fit Miss Jane avec un sourire de cruelle ironie.

Rutten darda un regard clair dans les yeux ardents de la jeune fille et parut y lire sa pensée.

— Je vous comprends ! dit-il seulement.

— Ah ! vous comprenez, reprit froidement Miss Jane, que j’ai mis en œuvre l’idée que vous m’aviez donnée au sujet de l’assassinat de Kuppmein ?

— Oui, c’est ce que je comprends.

— Eh bien ! comprenez aussi que je vous venge, vous et moi, de William Benjamin !

— Cette fois, je ne vous comprends plus ! fit Rutten avec étonnement.

À cet instant Miss Jane emplissait deux coupes d’une certaine liqueur, et sur ses lèvres, voltigeait un sourire énigmatique.

Une fois les coupes emplies, la jeune fille releva son regard sur le capitaine et demanda :

— Mes paroles vous surprennent ?

— C’est vrai.

— Vous ne saisissez pas comment je nous venge de Benjamin en frappant ce garçon ?

— J’avoue que je ne saisis pas.

— Eh bien ! tant pis, vous comprendrez plus tard ! En attendant je bois à votre santé. Approchez…

Après que les coupes furent vidées la jeune fille demanda encore :

— Voulez-vous que nous causions de nos affaires ?

— Je suis venu pour cela.

— Venez au fumoir, nous y serons tout à notre aise.

— Je vous suis.

L’instant d’après, Rutten et Miss Jane, l’un fumant un cigare, l’autre une cigarette, reprenaient la conversation.

Comme cette conversation ne serait au lecteur d’aucun intérêt nouveau, nous la passerons sous silence. Disons seulement qu’elle dura longtemps, et elle aurait probablement duré plus longtemps, si un coup de timbre n’était venu l’interrompre.

— Une visite ! fit le capitaine.

— Demeurez ici, dit Miss Jane en se levant. Quoi qu’il arrive, ne bougez pas.

— Qui pensez-vous que ce soit ?