Aller au contenu

Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/49

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
47
LA PETITE CANADIENNE

remplir tous vos devoirs, du moins en apparence. vis-à-vis de vos chefs ?

— Je ne tiens pas à perdre ma place, car il faut que je vive et que je fasse vivre ma famille.

— Je vous comprends, et je ne voudrais pas être cause que vous tombiez dans la misère et votre famille encore moins. Mais il y a moyen de tout concilier et de s’entendre.

— Je ne demande pas mieux.

— D’abord, vous allez télégraphier que je prendrai le convoi de 7.30 P. M., via Troy et Albany.

— Bon.

— Bien entendu, vous prendrez ce convoi.

— Soit.

— Quant à moi, je quitterai New York vers quatre heures en direction de Boston. Là je prendrai un convoi du Vermont Central qui, demain matin, me descendra en gare Bonaventure à Montréal, tandis que vous arriverez à la gare Windsor.

— Comment expliquerai-je votre absence sur mon convoi ?

— Vous direz simplement que je vous ai échappé aux frontières.

— Bien.

— Mais vous pourrez émettre l’hypothèse que j’arriverai peut-être une heure après par un convoi du New York Central, ce qui aura pour effet d’empêcher les agents d’aller fureter à la gare Bonaventure où j’arriverai bien tranquillement. Puis, à onze heures de la matinée, vous viendrez me rejoindre à l’Hôtel Windsor.

— C’est entendu.

Sur ce l’agent de police se retira.

Alors, William Benjamin quitta la table où il écrivait à l’arrivée de l’agent, et se mit à se promener par sa chambre.

Il méditait.

Après dix minutes environ de cette méditation, il s’arrêta brusquement et dit à voix basse comme pour résumer ses réflexions :

— Enfin, je crois que nous arrivons au dénouement. D’ici quelques jours nous aurons repris notre modèle, et alors il faudra bien que chacun reçoive ou paye son dû !… Oh ! monsieur Parsons, vous n’êtes pas, que je sache, de la force de Rutten, et pourtant nous avons vaincu Rutten !… Gare à vous, donc !

Mais de suite d’autres pensées affluèrent à son cerveau, et d’autres visions attirèrent sa pensée. Il retourna à sa table, s’assit lourdement et, un peu agité, il murmura avec une pointe d’anxiété :

— Pauvre Pierre… qu’est-il devenu depuis hier !…

Mais domptant aussitôt son inquiétude, il ajouta avec un sourire confiant :

— Bah, qu’importe !… J’ai confiance en Tonnerre…

Et, rassuré sans doute, Benjamin se remit à écrire…


XIV

LE PRÉVENU


Comme nous l’avons dit précédemment, James Conrad avait été ramené à Montréal et incarcéré dans une cellule des quartiers généraux de la police.

Naturellement, l’arrestation de l’ingénieur avait créé dans les cercles d’affaires une certaine sensation. Et comme la police gardait une entière réserve sur les motifs de cette arrestation inattendue, les rumeurs allaient leur train.

Il y a et aura toujours des gens qui pensent tout savoir : de là la calomnie. Ne sachant donc rien de l’aventure de Conrad, des bavards chuchotaient déjà mystérieusement à l’oreille d’un ami ou d’une connaissance :

— Dis donc… tu sais l’affaire Conrad ?

— Oui, eh bien ?

— Eh bien ! c’est connu : il aurait tout simplement fait servir à ses intérêts personnels des fonds de sa compagnie.

— Possible ?… C’est avéré !

— Est-ce possible ?

— Combien alors ?

— Oh ! c’est un finaud, ce Conrad, il sait tordre un linge mouillé.

— Et en faire tomber toutes les gouttes d’eau ?…

— Juge toi-même, cent mille dollars !

— H-o-o-o !…

Bref, sous le flot de cancans filant, de la sorte, James Conrad, jusqu’alors demeuré d’une probité scrupuleuse dans l’esprit de ses connaissances, n’était plus qu’un escroc.

Nous laisserons aller les cancans et nous nous rendrons auprès du prisonnier à l’Hôtel de Ville.

C’est le lendemain de son retour à Montréal.

L’ingénieur demeure assis sur son lit de camp, abattu, sombre, désespéré. Sa cellule donne sur une petite salle où entrent, passent et sortent des policiers, des reporters curieux, des avocats avides d’une affaire.

Onze heures de matinée.

Un policier s’approche de la grille de fer et rudement interpelle :

— Conrad !

Le prisonnier lève une tête pâle et jette sur l’importun un regard terne.

Le policier reprend :

— Le Chef a bien voulu vous accorder la faveur de voir votre fille que vous avez demandée hier.

— Ma fille !… Ah ! merci, balbutie Conrad avec un éclair de joie dans ses yeux clignotants. Quand la verrai-Je ?

— À l’instant, on va l’amener !

— Ah ! on va l’amener ! bégaya-t-il. Mais vous ne me laisserez pas voir ma fille derrière les barreaux de ma cage !

La colère l’avait emporté malgré lui.

— Vous ne la verrez pas autrement ! répartit durement le policier.

— Imbécile ! cria Conrad.

— Ordre du Chef ! répliqua le policier outragé.

— Ton chef est un autre imbécile, va le lui dire de ma part !

Le policier tremblait de colère.

— Songez dans quelle situation vous êtes ! menaça l’homme de police.

— Oui, je suis un innocent que vous traitez, idiots que vous êtes, comme un criminel ! Com-