Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LA PETITE CANADIENNE

mouvement et alla stopper à deux pas du capitaine.

À la vue de l’auto, ce dernier demanda :

— Êtes-vous engagé ?

— Non, répondit le chauffeur.

— Bon. Voulez-vous me conduire au Welland Hôtel ?

— Montez, dit le chauffeur.

Et, l’instant d’après, la machine s’éloignait, avec le capitaine.

— Bien, grommela Fringer, s’il ne va pas chez lui, j’aurai au moins l’avantage de connaître ses amis !

Il se mit à arpenter le trottoir tout en se tenant le petit monologue suivant :

— Donc, tous les hasards se sont donné la main pour nous faciliter notre besogne. D’abord, Grossmann — qui aurait pu s’attendre à cela de la part d’une telle brute ? — oui, Grossmann découvre où se trouve le modèle du Chasse-Torpille de Lebon, et il reste à Montréal pour le garder à vue. Ensuite, Parsons et moi arrivons ici en chasse des plans de ce même Chasse-Torpille. Pendant que Parsons cherche Kuppmein, moi je cherche Rutten. Mais Kuppmein reste introuvable pour Parsons, tandis que moi — vraiment il faut que le hasard m’aime bien — oui, moi je tombe à l’improviste sur ce brave capitaine ainsi que sur cette délicieuse Miss Jane avec qui je me rappelle que j’ai un compte à régler. Et maintenant je veux que l’enfer me grille, si les jolis plans du Chasse-Torpille ne viennent pas habiter l’une de mes poches avant trois jours ! Puis, une fois ma petite besogne terminée, je trouverai bien le moyen d’envoyer ce Parsons à tous les diables, et alors, ce ne sera plus qu’entre Grossmann et moi ! Et alors aussi, je m’éveillerai un de ces beaux matins un digne et respectable capitaliste, avec une jolie maison comme j’en vois ici, avec des serviteurs en livrée, avec des autos, des équipages… et avec aussi, va sans dire, une jolie et ravissante petite épouse ! Oui, j’aurai tout cela ou je ne m’appellerai plus Fringer !

Un sourd ricanement résonna sur les lèvres minces de Fringer, qui se prit à siffler un air de valse tout en continuant à faire les cent pas.

Et ce ne fut qu’après une heure d’attente que l’auto de Fringer reparut.

— Eh bien ? demanda-t-il au chauffeur avec un air indifférent, je suppose que vous avez laissé ce digne gentleman à la porte de son petit château ? Dites-moi donc si c’est d’apparence honnête là où il demeure ?

— Heu ! fit le chauffeur avec un sourire moqueur, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux pour un tel gentleman… Je l’ai conduit au Welland.

— Ah ! ah ! c’est donc là qu’il loge ?

— Il paraît, oui.

— Singulier… C’est justement au Welland que je loge aussi. Et dire que j’aurais pu faire le voyage avec lui ou lui avec moi… C’est égal, ça fera autant pour vous.

Et ce disant, Fringer monta dans l’auto.

— Alors, dit le chauffeur surpris, c’est au Welland que vous allez ?

— Oui, et tâchez de ne pas refroidir trop votre machine !

— Soyez tranquille, répliqua le chauffeur avec assurance. L’autre aura à peine retiré ses gants que vous serez dans la place.

Et sans prêter attention au ricanement que lui lança Fringer, le chauffeur partit, à une allure peu recommandée par les règlements de circulation de la grande ville américaine.

Vingt minutes plus tard, Fringer sautait, sur le trottoir devant le Welland, payait son chauffeur et gagnait rapidement l’entrée de l’hôtel.

Mais il modéra son allure en voyant deux individus qui, d’un pas rapide aussi, le précédaient à l’intérieur de l’établissement.

Fringer s’arrêta tout à fait avec une physionomie empreinte de surprise, et ses yeux se fixèrent avidement sur les deux individus qui s’étaient arrêtés aux bureaux de l’administration.

L’un d’eux était un grand diable à barbe noire taillée en pointe au menton, avec d’énorme moustaches effilées à la Napoléon, vêtu d’une redingote noire et coiffé d’un melon.

L’autre était un petit vieux à face rasée rubiconde, à l’œil vif, au ventre convenablement arrondi, vêtu d’un complet de ville brun et coiffé d’un feutre en bataille.

Fringer les examina un instant à travers le vitrage de la porte d’entrée : puis, voyant ; qu’ils gagnaient l’ascenseur pour les étapes supérieurs, il murmura :

— Bon ! plus ça va, plus nous sommes en pays de connaissances. C’est égal, ces deux types ne sont pas de mes amis, et il faudra s’en défier !

Il s’apprêtait à pénétrer dans l’hôtel à son tour, lorsqu’il sentit qu’on le tirait par un bras en arrière.

Il se retourna avec surprise et effroi en même temps. Mais aussitôt il se mit à rire et dit :

— Ah !… Je pensais justement à vous, Monsieur Parsons.

— Avez-vous du nouveau ? demanda Peter Parsons, portant toujours son vêtement noir, et le visage entièrement couvert par sa barde noire et inculte.

— Oui, beaucoup. Et vous-même ?

— Un peu.

— Alors, vous avez retrouvé Kuppmein ?

— Non, pas encore. Mais, par contre, j’ai rencontré William Benjamin.

— Ah ! ah ! Je m’en doutais.

— Comment cela ?

— Je viens justement de voir entrer là ses deux gardes du corps.

— Le grand noir et le petit vieux ?

— Exactement.

— C’est bon à savoir.

— J’ai mieux que ça encore, reprit Fringer.

— Qu’est-ce donc ?

— Rutten est dans cet hôtel.

— Vraiment ? s’écria Parsons avec un éclair de joie dans ses yeux jaunes.

— Je viens seulement de découvrir sa retraite.

— Eh bien ! savez-vous ce que je pense tout à coup ?

— Que pensez-vous ?

— Que nous arrivons trop tard !

— Oh ! oh !

— Et que les deux gardes de corps de Benjamin, comme vous les appelez, vont nous jouer quelque tour !

— C’est à nous de les surveiller…