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Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/73

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LA PETITE CANADIENNE

sachant qu’elle désobéissait aux ordres très sévères de Sam Hong. Elle courut se placer dans un porche obscur faisant face à la boutique. Le bleu opaque du soir strié de pourpre changea au noir, tandis qu’au ciel, une à une s’éveillaient les étoiles, semblables à des marguerites d’argent parsemant les champs infinis du firmament. Des portes s’ouvraient et se refermaient, des ombres passaient et repassaient —■ un agent de. police aux boutons luisants, de jeunes chinois émancipés par 1 opium, un vendeur de. billets de loterie et un blanchisseur sc hâtant .à son riz. De l’autre côté de la rue, elle vit la réflexion des autres filles du magasin silhouettées .à travers la fenêtre. Une fois, elle s’entendit appeler. Lentement, le temps s’écoulait. Enfin, après ce qui lui sembla un siècle d’attente, le visiteur de Sam Hong sortit. Le jeune homme traversa la chaussée et prit une rue transversale vers le nord. Lorsqu’il eut tourné le coin, Ming-Lu-San sortit de sa cachette et le suivit. Le jeune homme, se rendit ainsi jusqu’à la rue Ste-Catherine et regarda l’heure à sa montre. Après une minute d’hésitation il entra dans un restaurant brillamment éclairé Ming-Lu-San fit une moue de déplaisir. Aller lui parler dans cet endroit eut été inutile, folie : les espions de Sam Hong étant disséminés par toute la ville ; elle savait que sa rencontre avec ce jeune homme lui serait immédiatement rapportée. Alors, d’une figure inexpressive, elle scmit à examiner attentivement les montres des différents magasins, lorgnant imperceptiblement la porte du restaurant. Au bout d’une demi-heure, le jeune homme sortit, alluma une cigarette et se dirigea vers le quartier juif par une rue étroite. Ming le suivit ainsi jusqu’à ce qu’il fut hors des limites de « Chinatown. » Se hâtant alors, elle le rejoignit. Posant sa main sur son bras elle chuchota : —Eh ! Vous marchez avec la rapidité du courant de la rivière des âmes heureuses ! Surpris, le jeune homme la regarda sans la reconnaître. —Ah ! déjà oubliée, dit-elle tristement. Regardez ce témoignage d’un noble coeur. Ouvrant son manteau elle lui fit voir le collier de jade encerclant son cou. Les traits du jeune homme s’éclairèrent d un affectueux sourire. — Mais oui. Vous êtes du magasin de Sam Hong. Etes-vous en promenade ? Ming secoua mélancoliquement sa gracieuse tête d’ébène. -Oh non ! Sam Hong ne permet pas à ses esclaves de s’absenter de la boutique. En agissant ainsi j’encours un châtiment terrible. La physionomie de l’étranger exprima une muette surprise. — Marchons ensemble, confirma-t-elle, et je vous mettrai au courant de ma démarché. Tous deux reprirent lentement la promenade. Appuyant sa main sur son bras, elle lui dit : —I.e coeur de Sam Hong est rempli de turpitude. Les paroles suaves tombant de ses lèvres sont remplies de fiel. Elles distillent le poison. Ce que ses doigts touchent se dessèche comme la rose exposée au vent polaire. Scs promesses sont comme des coupes vides et la protection affectueuse qu’il vous a promise n’est que moquerie et sarcasme. Ix : jeune homme, s’arrêtant subitement, effrayé et surpris. —Vous savez donc qu’il s agit de Hop Li et de ce qui doit lui arriver ce soir ? Ming-Lu-San fit signe que oui, et, continuant à haute voix : —Oui, je sais. Je sais autre chose aussi. . . certaine chose que mon expérience et mon intuition m’ont enseignées. Voici : lorsque votre tâche sera accomplie, vous retournerez vers Sam Hong pour avoir la balance de votre paiement. Vous ne l’aurez jamais. Pensez-vous qu’il vous sera permis de vous promener dans cette ville, lui sachant qu’à un moment donné vous pourriez dire qu’il vous a pavé pour tuer Hop IJ ? Oh non. Sam Hong n’a aucune bonté naturelle du coeur et ne pardonne jamais. Pour lui, la vie humaine ne compte pas. Votre récompense sera la pointe acérée du poignard « foug » qu’il porte toujours caché à portée de sa main droite. Le jeune homme la regarda longuement. —Que dois-je faire alors ? demandat-il d’une voix étranglée et désespérée. Ming-Lu-San approcha sa figure de la sienne. —Chassez les démons du mal de votre esprit et allez en paix. Sam Hong n’osera rien faire contre vous tant que vous ne croiserez pas son ombre. Confucius nous ensei¬