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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

— Par tous les testaments, Maître Alpaca ! s’écria le petit vieux en pourléchant ses lèvres sèches, vous parlez de façon tout à fait appétissante et festoyante.

— Ah ! ça, Maître Tonnerre, que signifie cet enthousiasme subit, vous qui tout à l’heure soupiriez à la crainte d’abandonner cette planète ?

— Dame ! n’avez-vous pas parlé de festins grandioses ? Tiens ! je ne sais trop quoi me démange tout à coup dans les jambes !

Ce disant il se met à gratter ses deux jambes activement.

L’autre parut surpris de cette démangeaison soudaine de son compère.

— Eh bien ! fit-il qu’ont à faire vos deux jambes avec le problème soumis à votre raisonnement ?

— Rien, rien, cher Maître. Néanmoins, je ne sais qui ou quoi me retient d’aller frapper à votre porte de sortie !

— Décidément, Maître Tonnerre, je ne vous comprends plus ! dit Alpaca en haussant les épaules avec mépris. Vous devenez une énigme, ajouta-t-il.

— Pourquoi ça ?

— Parce que ce matin encore, vous me répétiez sans cesse — au point que j’ai encore vos jérémiades aux oreilles — que vous donneriez votre vie passée pour une simple crêpe au lard, et que, à présent, vous vous dites impatient de gagner sur l’heure l’autre monde où, je vous le garantis, la crêpe au lard est ignorée.

— Si je vous déclarais ce matin que j’étais désireux de manger une crêpe au lard, c’est pour la bonne raison que je tiendrais fort à bourrer mon ventre de mon mets préféré avant de quitter ce monde.

— Et vous ayant ainsi bourré le ventre, vous seriez prêt à partir, dites-vous ?

— Sans doute. Et me blâmeriez-vous ?

— Je vous blâmerais assurément !

— Pourquoi ?

— Pour avoir essayé de me tromper.

— Je ne vous comprends pas.

— Sans doute. Vous dites que vous seriez prêt, après la crêpe au lard, à quitter ce monde. Or, moi, je dis non, et je dis que vous refuseriez de partir : car la dite crêpe au lard, pour employer l’expression légale, aurait la fatale conséquence de vous retenir en ce monde, attendu qu’elle vous laisserait l’espoir d’en attraper une autre !

— Et vous déduisez… ?

— Que votre jugeotte et votre gloutonnerie sont inconséquentes, et que vos jambes tiennent encore mieux sur ce globe terrestre qu’elles ne sauraient tenir sur le sol imaginaire d’un autre monde imaginé.

— C’est exact et je vous l’avoue, à la fin, en toute sincérité, Maître Alpaca, oui, malgré tous les avantages et festins que pourrait m’offrir cet autre monde problématique, je préfère les festins plutôt rarissimes de cette terre.

Les deux hommes demeurèrent silencieux un moment. Puis le petit reprit.

— Ne vaudrait-il pas mieux, Maître Alpaca. d’oublier votre funèbre et tragique déduction de tout à l’heure, et de nous mettre en quête, sans plus, de la bouchée de pain qui nous manque ?

— D’accord, Maître Tonnerre. Et une fois l’estomac raffermi, je me mettrai en quête de mon adorable Adeline.

— Vous y pensez donc encore à votre Adeline ? sourit moqueusement Tonnerre.

— Encore et toujours ! sourit lugubrement Alpaca. Et vous l’avouerai-je à la fin ?… C’est pour la revoir, après vingt années de séparation cruelle, que j’ai entrepris de franchir la prodigieuse distance qui sépare Montréal de Dawson City.

— Il faut que vous soyez amoureux au suprême !… Pourtant, j’avais cru comprendre que vous avez fui Dawson uniquement parce que le Gouvernement Américain venait d’imposer en ses États le recrutement militaire.

— Erreur, Maître Tonnerre. C’eût été stupide de ma part, vraiment, de quitter un pays à cause d’une loi arbitraire qu’il institue, pour passer dans un autre pays — mon pays, mon beau Canada — où la même loi est vivement discutée et probable.

— Tout juste, Maître Alpaca de mon cœur, fit Tonnerre sur un ton railleur. Néanmoins, vous me permettrez bien de vous dire que, en quittant Dawson et avant d’avoir seulement posé le bout de vos semelles cosmopolites sur le sol si longtemps oublié de votre beau Canada, oui, vous saviez que ce beau Canada allait, lui aussi, tomber sous la griffe implacable du despotisme militaire.

— Non, mon ami, je ne le savais pas ; mais je l’avais prévu. Non, Maître Tonnerre, ne me jugez pas témérairement. Je vous dis encore : seul l’amour et l’amour seul a conduit mon cœur et mes pas !

— C’est bien, Maître Alpaca, Je veux respecter votre affirmation. Mais quant à moi, c’est différent, car je ne suis nullement amoureux, bien que, à la vérité, j’aie pour la femme la plus vive admiration. Et si j’eusse su, ou seulement prévu, que mon pays natal allait devenir, lui aussi, l’esclave du militarisme, je n’y serais pas revenu.

— Vous n’aimez donc pas le métier du soldat, Maître Tonnerre ?

— Je prendrais volontiers et avec plaisir un fusil pour défendre mon pays. Mais aller me faire casser la gueule pour les autres… Allons donc ! j’aime mieux être notaire.

— Et moi, j’aime mieux être avocat !

— Je vous crois, cher Maître. Seulement je me demande pourquoi, lorsque vous étiez avocat, vous n’êtes pas restée ce que vous étiez ?

— Oh ! c’est une histoire, sourit avec amertume Alpaca, que je ne vous ai jamais contée. Non, je ne vous ai jamais avoué, au cours des quinze années immémoriales que nous avons vécues côte à côte, que le jour où je quittai Montréal et le Barreau où déjà ma réputation commençait à s’affermir — et il y a maintenant vingt ans passés — une chaire de droit m’avait été offerte à l’université.

— Quoi ! est-ce possible ? fit Tonnerre émerveillé. Vous avez refusé pareille offre ?

— Hélas ! né modeste, j’éprouvais alors une invincible répugnance pour la célébrité… je m’éclipsai !