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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

une exclamation de stupeur, et, enfin, demeura livide, les yeux écarquillés, la mine hébétée.

— Eh bien ! demanda Miss Jane très surprise par l’attitude et la mimique du bonhomme, que signifie ?

— Cette valise !… bégaya l’anglais en pointant son index vers une valise énorme de cuir jaune que Miss Jane tenait à la main. Puis il fit un nouveau bond de recul, comme s’il eut vu se produire un événement horrible.

— Cette valise… répéta la jeune fille la voix tremblante. Mais elle dompta son trouble immédiatement. et demanda, tranquille : — Quoi donc d’étonnant ? Mon cousin m’a chargée de venir chercher cette valise.

— Curieux… très curieux… balbutia le bonhomme et en frottant ses yeux comme pour échapper à une vision abominable.

— Curieux… pourquoi ? demanda Miss Jane.

— Parce que le colonel nous disait ce matin que cette valise lui avait été volée au cours de la nuit.

Miss Jane éclata de rire.

— Je comprends, monsieur, votre étonnement. Oui, mon cousin m’a conté cette histoire. Seulement, un peu plus tard, il s’est souvenu qu’il avait mis cette valise sur son armoire… Alors, vous comprenez ?

— Oui, Miss, je comprends, fit le vieux confus et en ramassant son chapeau.

Un nouveau rire plus prolongé se modula sur les lèvres voilées de la jeune fille, qui sortit du parterre et prit la direction de la rue Sainte-Catherine.

Comme elle allait tourner l’angle, elle heurta presque durement un individu qu’elle ne prit pas le temps d’examiner. Elle jeta un court « Pardon me ! » et s’éloigna rapidement.

Mais l’individu s’était subitement arrêté, et aussitôt ses yeux se fixèrent sur la valise avec une indéfinissable stupeur. Et alors, d’un pas chancelant et peu sûr, il se mit à suivre Miss Jane de loin.

L’homme était de haute taille et paraissait doué d’une force herculéenne. Il portait un habit à carreaux noirs et blancs, et sa figure, dont on ne pouvait voir que les poils roux d’une barbe hirsute, disparaissait presque totalement sous les ailes battantes d’un énorme feutre gris. Tout de même, en regardant attentivement cet homme, on aurait pu reconnaître sans trop de peine Grossmann.

Mais… Grossmann vivant ?… Vivant après la balle que lui avait tirée presque à bout portant Kuppmein, et pas plus tard que la veille de ce jour ? C’était inimaginable, et pourtant c’était bien le même Grossmann, avec sa face brutale, que Kuppmein et Peter Parsons avaient laissé pour mort sur la rue Dorchester !

Et Grossmann, qui avait un air très souffrant, suivit Miss Jane… ou plutôt il suivit la valise. Souvent il éprouvait un étourdissement et titubait à ce point qu’on aurait cru qu’il allait tomber. Plusieurs passants le prirent pour un pochard. Grossmann, chaque fois qu’il manquait de tomber, grognait une imprécation, se raidissait par un violent effort de volonté, et poursuivait sa marche.

Miss Jane avait atteint la rue Peel et s’était dirigée vers la gare Windsor, au grand étonnement de Grossmann. Au bout de quelques minutes elle atteignait la gare et courait au guichet près duquel, se pressait une foule agitée de voyageurs. La jeune fille attendit plusieurs minutes. Enfin, elle put à son tour arriver devant le guichet. Elle déposa sa valise sur les dalles, tout près d’elle, ouvrit sa sacoche et demanda au préposé à la vente des billets, un « ticket » pour New York.

L’Employé s’exécuta disant :

— Prochain départ, madame, sept heures et trente ce soir.

— Je sais, sourit Miss Jane. Et si je prends de suite mon billet, c’est pour la raison que je désire faire enregistrer mes bagages dès maintenant.

L’employé s’inclina et sourit pour montrer qu’il comprenait. Miss Jane s’écarta du guichet pour laisser la place libre aux autres voyageurs. Puis elle se pencha vivement pour reprendre sa valise… Mais elle jeta aussitôt une haute exclamation de stupeur, elle éprouva comme un vertige, elle chancela et machinalement sa main se crispa sur sa gorge, tandis que ses regards effarés tournaient autour d’elle. Miss Jane se trouvait-elle mal subitement ? oui… car la valise qu’elle avait l’instant d’avant déposée là à deux pas tout au plus du guichet, avait disparu !

Elle demeura, la pauvre enfant, terriblement frappée. Mais elle se ressaisit bientôt, car Miss Jane était une fille énergique que l’infortune ne pouvait abattre facilement. Elle se mit à dévisager les voyageurs qui se bousculaient autour d’elle, elle scrutait surtout les valises de ces voyageurs. Mais aucune de ces valises — et il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs — n’avait de ressemblance à la sienne.

Fiévreusement et furieusement elle se mit à parcourir la gare, cherchant la valise et avec, peut-être, le secret espoir qu’un individu quelconque l’aurait prise par mégarde. Elle alla visiter la vaste salle des bagages, mais nulle part la valise fut visible.

Le sein palpitant, les yeux enflammés, lasse et découragée, Miss Jane pénétra dans la salle des dames et se laissa choir sur une banquette.

Or, pendant que la jeune fille cherchait par toute la gare sa valise si subitement et mystérieusement envolée, on aurait pu voir, s’engouffrant par la rue Saint-Antoine à quelques pas de la gare, un homme qui filait rapidement avec la valise en cuir jaune de Miss Jane, et cet homme, comme on a pu le deviner, c’était Grossmann.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fringer était donc reparti à la suite de Kuppmein dans l’espoir de saisir quelque secret dont il aurait fait son profit. Mais il en fut pour ses frais, car au bout d’une demi-heure de marche il vit Kuppmein rentrer tranquillement à son hôtel, le Windsor.

— Bah ! se dit Fringer avec indifférence, j’ai besoin de voir Grossmann qui habite rue Saint-Antoine à cinq minutes d’ici, de sorte que je n’aurai pas perdu tout à fait mon temps.