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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

effets de certaine liqueur que j’ai avalée hier soir et dont s’aromatise encore mon palais délicat, je jure, cher ami, que les gens où nous sommes sont tout ce qu’il y a de plus honnête.

— Et de plus respectable.

— Et ce matin — car ce doit être le matin, si j’en juge par ces joyeux rayons de soleil et les fraîches et odoriférantes senteurs qui arrivent jusqu’à nous par cette fenêtre ouverte — oui, ce matin, cher Maître, il me semble que mon palais, tout humide encore du délicieux breuvage caresserait volontiers une simple crêpe au lard.

— Hélas !… une simple crêpe, fût-elle sans lard, serait joyeusement accueillie de mon estomac gêné : car, si je repasse par mes calculs d’hier, les trois quarts pour le moins de nos dernières douze heures d’existence doivent être joliment entamés.

— N’oubliez pas, Maître Alpaca, que les deux verres que nous avons vidés sont bien l’équivalent d’une demi-bouchée de pain. Or, si, selon vos funèbres calculs, il nous restait, hier, douze heures de vie encore à moins d’une bouchée de pain entière, cette demi-bouchée, c’est-à-dire ces deux excellents verres nous valent bien un surcroît de six bonnes heures d’existence.

— Parfaitement raisonné, Maître Tonnerre. D’ailleurs, comme ces bonnes gens où nous logeons me paraissent très hospitalières, il n’y a pas de doute qu’elles se feront un devoir, sinon une politesse, de nous offrir un déjeuner convenable.

— Et nous accepterons avec la meilleure urbanité. Seulement, maître Alpaca, je doute fort qu’on nous apporte ici ce déjeuner.

— Quittons donc ce lit moelleux !

— Beau et moelleux, en vérité. Ah ! si nous avions l’espoir d’y revenir !

— Gardons cet espoir, si nous ne pouvons garder le lit, fit Alpaca en se levant.

— Oui, soupira Tonnerre en se levant aussi mais non sans un regret cuisant, bienheureux lit et bienheureux espoir ! Savez-vous, cher Maître, que c’est avec l’espoir en poche et la faim au ventre que nous avons escaladé le sommet des ans pour aboutir…

— Silence ! interrompit Alpaca d’une voix basse et impérative. On vient, je pense. Habillons-nous !

Les deux compères se précipitèrent sur leurs vêtements, encore humides, fripés, et d’aspect plus déplorable qu’au moment où nous avons rencontré leurs maîtres devisant à la belle étoile.

En un temps ils enfilèrent leurs pantalons. À la minute même, on frappa à la porte.

Alpaca alla ouvrir. Pierre Lebon, souriant, entra tenant d’une main une bouteille rutilante et de l’autre deux verres.

— Eh bien ! mes braves, s’écria le jeune homme, comment vous portez-vous, ce matin ?

— Monsieur, dit Alpaca, nous vous devons mille remerciements, et notre santé est parfaite sous tous rapports.

— Votre courtoisie, ajouta Tonnerre en lançant un coup d’œil au flacon, est inappréciable, et jamais notre santé n’aura été en meilleures mains que les vôtres.

— Je suis content de vous retrouver en de si bonnes dispositions de corps et d’esprit, sourit le jeune homme. Toutefois si, par cas, il restait quelque malaise de votre bain d’hier, ou que ce bain d’eau froide eût développé quelques mauvais germes insoupçonnés chez vous, voici qui les détruira.

Et Pierre emplit, au ras bord les deux verres qu’il présenta ensuite aux amis.

— Monsieur, fit observer Alpaca, je dois vous confesser sincèrement que cet acte de notre part est tout à fait contraire aux bonnes règles de la sobriété ; mais, comme vous le dites si à propos, en cas de mauvais germes. À votre santé donc !…

— Et que Dieu vous en tienne compte ! ajouta Tonnerre en vidant allègrement son verre.

— Merci de vos bons souhaits, dit le jeune homme. À présent achevez de vous vêtir, et je vous conduirai en bas où le déjeuner vous attend.

— Nous serons prêts dans quelques minutes, assura Tonnerre.

Dès que Pierre se fut retiré, les deux camarades s’entre-regardèrent avec attendrissement, leurs yeux se mouillèrent, puis ils se jetèrent dans les bras d’un de l’autre.

— Ce jeune homme est admirable ! larmoya Alpaca.

— Ce jeune homme, Maître Alpaca, c’est le bon Dieu ! balbutia Tonnerre ivre d’émotion et quelque peu d’eau-de-vie.

— Nous sommes dans un paradis ! reprit Alpaca.

— Dans ce monde meilleur dont vous parliez hier soir, mais dont vous aviez l’air de douter.

— Et, dont je ne doute plus ce matin…

Pendant dix minutes, ils s’attendrirent ainsi, tous deux étroitement enlacés.

À la fin, s’étant soudain rappelés qu’un certain déjeuner les attendait, ils achevèrent leur toilette — expression peut-être exagérée — et sortirent de la chambre.

L’instant d’après, guidés par Pierre Lebon, les deux compères pénétraient dans une salle à manger proprette où la dame du logis, Mme Fafard, les recevait avec un sourire de bon accueil. Enfin, ce qui mit le comble à leur allégresse, nos deux braves s’attablèrent devant une superbe crêpe au lard.


XIV

LE SECRET D’HENRIETTE


Après avoir laissé Alpaca et Tonnerre en compagnie de la crêpe au lard, Pierre Lebon était remonté à son appartement.

Dans la pièce servant à la fois de cabinet de travail et de fumoir, Henriette, assise dans une berceuse, demeurait pensive. Enveloppée dans un peignoir que lui avait prêté Mme Fafard, mignonne, plus belle dans sa pâleur, elle paraissait repasser dans son souvenir les terribles événements qu’elle avait vécus depuis deux jours.

Elle accueillit Pierre Lebon avec le meilleur sourire et lui demanda de sa voix toujours limpide :

— Et ces deux braves, mon Pierre ?

— Ils ont l’air tout à fait heureux.

— Singuliers personnages, n’est-ce pas ?

— Et leurs noms donc… fit Pierre en riant.