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LE MENDIANT NOIR

tremblant et chancelant. Il n’était qu’une bien triste image avec sa maigreur cadavérique, son teint verdâtre, sa peau parcheminée, ses yeux enfoncés et brillants de fièvre, voûté, cassé et secoué par une toux sèche. Et puis, il était si mal vêtu d’un habit de velours brun usé, d’une culotte de satin jaune défraîchie, d’un jabot sali par le tabac à priser et d’une veste rouge tachée de graisse. Ses bas bleus étaient fort mal tirés, et ses pieds étaient chaussés de souliers qui manquaient de vernis. Il avait rudoyé son valet de chambre qui avait voulu acheter pour cinq sous de vernis.

— Comment, maraud ! s’était écrié le vieux marquis ; penses-tu que j’aie de l’argent à gaspiller pour acheter du vernis à souliers ?

Les favoris n’avaient garde de critiquer les fantaisies du marquis, et chacun s’empressait à lui venir faire ses souhaits de longue vie. Les dames et les jeunes filles s’inclinaient en de gracieuses révérences devant le représentant du roi de France. Lui, souriait avec une sorte d’ivresse et ne manquait jamais d’un mot fort galant aux belles jeunes filles. Disons que M. de la Jonquière avait toujours cultivé une vive admiration pour les belles femmes. Avant Alfred de Vigny, peut-être, il avait dit :

— Ce qu’aiment les femmes surtout, c’est qu’on les aime !

Ce soir-là son admiration atteignit son apogée, lorsque survint le lieutenant de Police, son neveu, donnant le bras à une magnifique jeune fille d’un blond diaphane, aux joues rosées et veloutées, aux lèvres rouges — mais non d’un rouge postiché — et svelte, gracieuse, admirablement habillée de brocart d’argent qui, avec son exquise coiffure d’un blond de maïs, offrait une harmonie de couleurs sans pareille.

De son regard caverneux et brillant le vieillard dévora la jeune fille. Elle rougit très fort et fit une longue révérence. Gaston d’Auterive, richement et élégamment mis, hautain et dominateur, s’inclina un peu raidement et prononça :

— Excellence, je vous présente ma fiancée, Mademoiselle de Verteuil.

— Ah ! mon cher lieutenant, s’écria le marquis, ravi, quel précieux bijou tu as eu la veine de trouver ! Mademoiselle, veuillez recevoir les hommages d’un pauvre agonisant ! Ah ! mademoiselle, vous êtes la vie dans tout son éclat et toute sa splendeur, tandis que moi je suis la mort dans toute sa laideur ! Allez… soyez heureuse !

La jeune fille fit une nouvelle révérence et s’éloigna au bras de son beau cavalier. Tous les regards suivaient avec admiration le couple élégant et charmant. Tous deux, muets, traversèrent le vestibule pour gagner l’un des salons. Et, chose étrange, cette belle jeune fille ne paraissait pas aussi heureuse que le lui avait souhaité le vieux marquis. Son sourire, fort amoindri, semblait contraint. Ses grands yeux bruns erraient sur les groupes animés comme avec une sorte d’inquiétude ; on eût dit qu’elle cherchait quelqu’un avec angoisse. En passant près d’un de ces groupes d’invités, les deux jeunes gens virent s’approcher un personnage habillé avec une recherche inouïe, et avec une mine non moins hautaine et dominatrice que celle du Lieutenant de Police : c’était le commerçant M. de Verteuil. Gaston d’Auterive et sa compagne s’arrêtèrent. Le commerçant salua le couple avec un sourire familier et demanda à la jeune fille :

— Eh bien ! ma chère Philomène, comment Monsieur le marquis t’a-t-il trouvée ?

La jeune fille rougit et ne répondit pas.

— Charmante ! tout à fait charmante, s’empressa d’affirmer le Lieutenant de Police. Son Excellence a paru ravie, ajouta-t-il, et il m’a félicité du choix que j’ai fait.

Ici, la jeune fille intervint avec timidité :

— Oh ! monsieur le lieutenant, n’exagérez pas, je vous prie. Mon oncle, ajouta-t-elle en regardant le commerçant, Son Excellence n’a plus bonne vue, je vous assure.

Un personnage, à ce moment, frôlait le groupe. Il s’arrêta une seconde, se pencha entre Verteuil et la jeune fille et dit sur un ton suave et galant :

— Pardon ! mademoiselle… Si Monsieur le marquis ne voit plus bien, il en est d’autres fort heureusement qui possèdent encore de bons yeux…

Et ce personnage s’étant incliné gracieusement, s’éloigna en se dandinant sur de hauts talons rouges.

— Quel est cet homme ? interrogea la jeune fille un peu interdite.

— Ah ! ah ! se mit à rire Gaston d’Auterive, vous ne connaissiez pas Monsieur l’intendant royal ? Un fort galant homme, je vous assure, et un connaisseur du sexe !

La jeune fille jeta un rapide coup d’œil vers François Bigot que trois ou quatre jolies femmes entouraient déjà, et ne dit mot.

— Allons ! mes enfants, fit rondement Verteuil, allez à vos amours ! Profitez bien de