Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
LE MENDIANT NOIR

— Philomène, votre décision n’est pas irrévocable, n’est-ce pas ?

Sans lever la tête, la jeune fille répondit dans un sanglot étouffé :

— Votre oncle vous mande, monsieur, allez !

— Vous réfléchirez ? demanda le jeune homme d’une voix qui trahissait un accent de menace.

— Je vous le promets ! répondit la jeune fille avec un sourire énigmatique.

— C’est bien, à tout à l’heure.

Le Lieutenant de Police s’éloigna d’un pas brusque et saccadé.

Philomène le regarda aller, pâle, tremblante, froissant son éventail. Puis elle demeura immobile, comme pétrifiée, derrière ce rideau qui la dérobait aux groupes d’invités parcourant le salon. Elle réfléchissait, comme le lui avait demandé Gaston d’Auterive. Elle réfléchissait, mais avec épouvante ! Parfois son sein se soulevait violemment, comme si un flot écumant se fût rué contre les faibles parois de sa poitrine. Parfois aussi un lourd sanglot venait mourir dans sa gorge. Ses yeux s’humectaient, des larmes perlaient au bord de ses cils bruns ; mais elle faisait d’inouïs efforts pour les empêcher de tomber. Vivement, elle les épongeait d’un petit mouchoir de dentelle. Alors, elle se sentait un moment plus calme. Mais avec une épouvante qui ne cessait de grandir, elle se demandait ce qu’elle allait devenir. Certes, l’avenir n’offrait rien de ravissant, ni de rassurant. Elle se sentait prise entre les serres de deux oiseaux de proie qui, un jour ou l’autre, finiraient par se partager ses dépouilles. Elle devinait bien le but du Lieutenant de Police : accaparer une superbe dot ! Mais quel était le dessein de son oncle ? Elle ne pouvait le découvrir ! Son oncle, elle se le disait, ne pouvait lui vouloir du mal, car il avait été toujours bon pour elle ! N’avait-il seulement que le caprice ou la fantaisie de faire de sa nièce une vicomtesse ? Car la noblesse des Verteuil lui paraissait obscure. Il n’y avait ni baron, ni chevalier, ni comte, marquis ou duc ! Le commerçant s’appelait Monsieur de Verteuil, pas plus. Mais Philomène savait qu’il aimait les titres ; est-ce qu’il ne cherchait pas d’anoblir sa nièce avec le secret espoir de voir son nom de Verteuil mieux reçu parmi la noblesse ? La jeune fille pouvait le penser ? Mais, elle, Philomène, que lui importait un titre ? Elle n’était qu’une pauvre orpheline, satisfaite de son sort présent. Elle n’avait jamais connu ses parents, ou plutôt elle n’avait de ces derniers que de vagues réminiscences. Jamais son oncle ne lui avait beaucoup parlé de son père et de sa mère. Il l’avait fait avec réticence. Il avait fait entendre à la pauvre orpheline qu’une catastrophe quelconque avait atteint ses parents, alors qu’elle n’était qu’une fillette, et ceux-ci étaient morts en léguant leur enfant à M. de Verteuil.

Mais lorsque Philomène scrutait son passé, elle se retrouvait une fillette heureuse en compagnie d’une jeune femme qui l’aimait bien… une belle jeune femme, blonde comme une madone, toujours souriante… et un jeune homme qui ne l’aimait pas moins que la jeune femme ! Elle se figurait que cette jeune femme était sa mère, que le jeune homme devait être son père ! Mais lui, son père, elle ne pouvait plus se le rappeler ! Était-il aussi beau que sa mère ? Parfois, elle voyait passer dans sa mémoire un être étrange, presque fantastique, qui riait, lui faisait peur, courait après elle, la prenait dans ses bras énormes, la soulevait et l’embrassait bien fort ! Alors, elle entendait un jeune éclat de rire, mais un rire heureux, et c’était celui de la jeune femme !…

Philomène revoyait ces scènes comme à travers les fumées d’un songe ! Il n’y avait rien de distinct, rien de précis.

Elle se rappelait mieux le pays où elle vivait alors. Des collines ravissantes, des ravins, des rivières aux eaux limpides, un grand ciel bleu plein de soleil, des verdures riantes, des fleurs, des futaies… Elle courait après les papillons souvent, toujours accompagnée d’un grand lévrier qui gambadait joyeusement autour d’elle. Dans un bosquet fleuri, elle découvrait une petite maison, une baraque plutôt… c’est là qu’elle vivait. Mais lorsqu’elle traversait certains jours d’été ou de printemps, la futaie voisine, elle arrivait jusqu’à un ravin très profond, et de l’autre côté, plus loin, à travers des éclaircies, elle apercevait l’édifice somptueux d’un grand manoir. Son père allait souvent à ce manoir, mais jamais il ne l’emmenait, elle. Puis, un jour, un évènement terrible se produisit. C’était un matin de soleil, la fillette s’était hasardée, seule, jusqu’au ravin. Soudain, de l’autre côté, elle avait aperçut une autre fillette, blonde comme elle, mais qu’elle ne connaissait pas. La petite étrangère descendait la pente abrupte du ravin. Là, au fond, rugissait les eaux d’un torrent. Curieuse, elle suivait du regard l’enfant. À un endroit, un arbre avait été jeté pour franchir le torrent. Elle vit la fillette inconnue s’engager