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LE MENDIANT NOIR

te de vide et d’ennui. Saint-Alvère avait réussi, sans le vouloir, ce que n’avait pas réussi en le voulant Gaston d’Auterive ; à faire vibrer une corde secrète au cœur de la jeune fille. Était-ce la naissance de l’amour ? M. de Saint-Alvère parut deviner cet amour naissant, et, au lieu de s’en réjouir, il sembla le redouter, car il profita de la froideur que lui marquait le commerçant pour cesser brusquement ses visites. En effet, durant deux mois il ne se présenta que deux fois chez M. de Verteuil pour n’y demeurer que quelques instants.

Le cœur de Philomène s’emplit de chagrin et de deuil, et elle garda contre son oncle une certaine rancune. Mais elle ne savait pas que dans l’esprit de Saint-Alvère flottait une autre image… une image d’une exquise jeune fille qui avait d’étranges ressemblances avec la nièce de M. de Verteuil.

Néanmoins, Philomène avait pu rencontrer Saint-Alvère quelquefois dans des fêtes données par quelque riche négociant ou quelque haut fonctionnaire. Chaque fois les yeux bleus de la jeune fille avaient exprimé au jeune homme le chagrin qu’elle avait de ne plus le voir dans l’intimité. Saint-Alvère avait compris le langage de ces yeux qu’il aimait ; mais il lui avait été impossible d’avoir un moment d’entretien avec la jeune fille à cause du Lieutenant de Police qui se tenait inlassablement à ses côtés, comme un gendarme se serait tenu à côté de son prisonnier.

Le printemps était venu. Depuis plus d’un mois Saint-Alvère et Philomène ne se voyaient pas. Puis un dimanche de mai, le 14, c’est-à-dire l’avant-veille de ce jour où nous sommes, elle et lui avaient pu se voir et se parler quelques minutes dans une soirée chez un fonctionnaire. La jeune fille lui avait demandé s’il irait au bal du gouverneur le mardi suivant, et il lui avait promis qu’il y serait.

Enfin, pour la première fois depuis longtemps, ils se trouvaient en tête-à-tête.

— Mademoiselle, commença le jeune homme, si vous me le permettez, je vous offrirai mes félicitations…

Elle l’interrompit avec un geste brusque :

— Taisez-vous, monsieur, ne me faites pas de félicitations qui me feront mal au cœur !

Il la regarda avec surprise.

Elle ajouta, les lèvres tremblantes d’indignation :

— Ces fiançailles que vous avez apprises entre M. d’Auterive et moi, ne sont qu’une comédie !

Saint-Alvère tressaillit.

— Je croyais pourtant que M. d’Auterive était un gentilhomme…

— Ah ! pardon, interrompit encore Philomène, ne me dites pas de bien de Monsieur d’Auterive, parce que je ne pourrai vous croire. Je le reconnais, certes, pour un gentilhomme de bonne maison, mais je ne saurais le reconnaître pour celui qui disposera de ma vie entière.

— Vous ne voulez donc pas l’épouser ?

— Jamais ! s’écria la jeune fille avec véhémence. Oh ! jamais, si c’est possible ! Monsieur, monsieur, ajouta-t-elle en pleurant, Ce mariage a été projeté à mon insu. Mon oncle désire me marier. Je veux bien croire qu’il s’intéresse à moi, qu’il n’a en vue que mon bonheur, mais pourquoi ne m’a-t-il pas consultée ? Car voyez-vous, je n’aime pas Monsieur d’Auterive… je ne l’aime pas et je sens que je ne l’aimerai jamais ! Alors, vous voyez comment je suis prise, et vous devinez que ma situation n’est pas enviable !

— Certes, non ! soupira le jeune homme.

— Vous voyez, comme moi, que, sans défense, sans protecteur, je pourrai difficilement me déprendre de cette chaîne dont on m’enserre peu à peu. Pourtant je suis décidée à lutter. J’ai avoué à Monsieur d’Auterive que je ne l’aime pas, que ce sera folie de nous épouser et que ce sera faire mon malheur et le sien, et j’ai tout tenté pour le dissuader de ses projets. Mais il est entêté et présomptueux, il m’assure que je l’aimerai plus tard, qu’il saura se faire aimer, comme si l’amour était une marchandise qu’on fabrique, qu’on vend et qu’on achète. Mais il a la force pour lui : il s’appuie sur la volonté de mon oncle.

— Mais il vous aime, lui ? interrogea Saint-Alvère, pensif.

— Lui ?… se rebella la jeune fille. Ah ! je vois bien que vous ne connaissez pas M. le Lieutenant de Police ! Ne savez-vous pas qu’il aime fort les plaisirs de la vie ? Il parait qu’il ne manque pas une des fêtes extravagantes que donne depuis un an un certain haut fonctionnaire…

— Monsieur Bigot ?

— Je pense qu’il se nomme ainsi ; mais je ne le connais pas, et j’ai refusé de me rendre avec mon oncle à ses invitations. Oui, c’est bien M. l’Intendant royal qui ouvre tous les quinze jours les salons de son Palais de l’In-