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LE MENDIANT NOIR

teuil et en regardant cette fois le Lieutenant de Police.

— Non, je dis que je l’ai rencontré déjà. Avait-il une besace ?

— Il avait sa bosse…

— Je crois que c’est un mendiant.

— Un mendiant ? Un mendiant qui se dit le serviteur d’un maître ? fit le marquis avec surprise.

— Au fait, reprit Gaston d’Auterive pensif, il a dit qu’il venait au nom de son maître ?

— Oui, tu vois bien qu’il ne peut être mendiant.

— Pourtant je suis certain que je l’ai déjà vu avec la besace au dos !

— Tu t’es trompé, Gaston, ricana sourdement le vieillard, c’était sa bosse !

— N’importe ! je saurai qui est ce nain et de qui il est le serviteur !

— Il est peut-être serviteur mendiant d’un maître mendiant !

— Je le saurai, vous dis-je, répliqua le Lieutenant de Police sur un ton résolu.

— Bien. Mais il importe aussi de savoir ce que nous allons faire de cette lettre.

— La déchirer, pardieu !

— Hein ! la déchirer ? s’écria le marquis en se soulevant davantage. Es-tu fou, Gaston ?

— Non, mon oncle. Mais vous n’allez pas accepter comme argent sonnant cette accusation ?

Le Marquis de la Jonquière n’aimait pas être contrarié. Il se fâcha un peu. Est-ce que maintenant, parce qu’il était tout vieux, cassé et impotent, on allait lui dicter des ordres ? Est-ce que ce blanc-bec, parce qu’il se trouvait être son neveu, allait dorénavant lui signifier ce qu’il devait faire, dire ou penser ? Il s’insurgea.

— Mon neveu, prononça-t-il froidement, cette lettre accuse formellement. Il est vrai que l’homme qu’elle accuse…

— Est mon futur beau-père, Excellence… gronda le Lieutenant de Police. Prenez garde au scandale !

Le vieillard frémit de colère.

— Hé ! que m’importe ! s’écria-t-il ; si la lettre ment, Verteuil prouvera son innocence, voilà tout !

— Quoi ! avez-vous décidé de l’arrêter ? demanda Gaston d’Auterive en frissonnant.

— L’arrêter ? Oui, mais pas moi, ricana le marquis. Mais le faire arrêter !

— Et par qui, s’il vous plaît ?

— Corbleu ! par mon Lieutenant de Police !

— Je refuse ! proféra-t-il rudement.

— Tu refuses ? Bien, je te destitue.

En même temps que ces paroles le Marquis de la Jonquière lança un regard terrible à son neveu et se laissa retomber sur le dossier de sa chaise-longue.

— Mon oncle… que dites-vous ? s’écria le jeune homme avec désespoir.

— Je dis que je te démets de tes fonctions. Que veux-tu que j’y fasse ? je veux mourir en paix. Depuis un instant, cette lettre et ce qu’elle contient pèsent terriblement sur mon esprit. On me demande une réparation, on me crie justice : je veux donc réparer et rendre justice ! Voyons : que décides-tu ?

— C’est bien, murmura le Lieutenant de Police, j’arrêterai Verteuil.

Le marquis sourit imperceptiblement et reprit :

— Mais pas ce soir… demain seulement. Verteuil est ici, dans mon château, et je ne veux pas troubler la joie de nos invités. Va, Gaston…

Il fit un geste pour congédier le jeune homme.

Celui-ci s’inclina et voulut se retirer. Mais de suite le marquis le retint.

— Attends, Gaston… Voyons ! arrêter Verteuil comme ça, de suite, sur une accusation anonyme… Je veux bien rendre justice, mais il importe un peu de voir clair. Tiens ! Gaston, j’ai une idée, et il n’en tiendra qu’à toi qu’il n’y ait aucun scandale pour le moment, aucune arrestation et que ton mariage ne soit pas manqué !

— Je vous écoute, mon oncle, sourit le jeune homme.

— Que Monsieur de Verteuil, par exemple, parte en voyage, pendant que nous conduirons une petite enquête pour découvrir l’auteur de cette lettre, connaître la personne qui se plaint d’avoir été dépossédée de ses biens, et savoir quelque chose sur le compte de ce Jacques Marinier. Il faudra du temps, parce qu’il importera de faire faire en France des recherches relatives à l’existence de ce Marinier et sur ses antécédents. Donc, que M. de Verteuil aille faire un voyage là où il voudra… Tu me comprends, Gaston ?

— Oui, mon oncle, je vous comprends, merci !

— Va donc, à présent rejoindre tes amis. Profite de ta jeunesse… ah ! comme c’est court le temps de la jeunesse ! C’est au moment où l’on touche à la tombe qu’on en saisit mieux la rapide passée ! Va, mon neveu, va, et qu’on me laisse finir ma nuit tranquille !