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LE MENDIANT NOIR

aussi que M. de Verteuil lui a marqué une certaine froideur qui a dû le froisser, et il se venge en le calomniant ! Il faudra que je fasse surveiller cet homme ! Pourquoi ne l’ai-je pas fait surveiller plus tôt ?… N’importe ! mieux tard que jamais !

À cet instant Gaston d’Auterive sentit une haine violente lui serrer le cœur contre Saint-Alvère, et cette haine semblait grandir à mesure qu’il se récapitulait les six derniers mois durant lesquels Saint-Alvère s’était trouvé sur son chemin. Il se souvenait trop bien des accueils presque familiers que lui faisait Philomène à ce jeune homme d’origine douteuse et inconnue. Est-ce que Philomène aimait ce Saint-Alvère ? Est-ce à cause de cet amour que la jeune fille semblait avoir horreur du mariage projeté entre elle et le Lieutenant de Police ? Oh ! si cela était, il importerait de faire disparaître le fâcheux au plus tôt !

Gaston d’Auterive demeura pâle et frémissant devant le couple qui venait de s’arrêter. Philomène avait de suite perdu une partie de son sourire sous les regards farouches du Lieutenant de Police. Quant à Saint-Alvère, il esquissa un sourire narquois, s’inclina galamment et dit :

— Mademoiselle, je vous remercie pour l’honneur et le plaisir que vous m’avez accordés ; à présent je crois que Monsieur d’Auterive désire me remplacer auprès de vous !

Il échangea un coup d’œil d’intelligence avec la jeune fille, jeta un regard défiant au Lieutenant de Police, s’inclina de nouveau avec une grâce parfaite devant Philomène et s’éloigna pour aller se perdre parmi les groupes des invités. Mais Saint-Alvère se garda bien de perdre du regard le Lieutenant de Police : il le vit offrir son bras à Philomène qui l’accepta avec répugnance et gagner le deuxième salon. Il se mit à les suivre en se dissimulant le mieux possible, et il pensait en même temps :

— Il n’y a pas de doute que Monsieur le Lieutenant de Police vient d’avoir une entrevue avec son oncle ; il faut à présent savoir comment les choses vont aller !

Il pénétra dans le deuxième salon peu après Philomène et d’Auterive, et il vit le couple s’arrêter sur le seuil d’une petite salle, à l’extrémité du salon. Le Lieutenant de Police parut dire quelques mots à la jeune fille, puis tous deux se dirigèrent vers un groupe de jeunes gentilhommes et de jeunes filles causant et riant bruyamment. Ces jeunes gens parurent recevoir avec grand plaisir Philomène et son compagnon. Mais, de suite, celui-ci s’inclinait, abandonnait la jeune fille au groupe joyeux et lui-même se dirigeait vers une table autour de laquelle plusieurs personnages jouaient à l’argent.

Saint-Alvère gagna rapidement la salle, et il remarqua qu’il y avait là plusieurs tables de jeu, mais il remarqua surtout la table près de laquelle venait de s’arrêter le Lieutenant de Police, car à cette table jouait M. de Verteuil.

La salle était pleine de monde : ceux qui ne jouaient pas s’entretenaient deux à deux, trois à trois ou par groupes plus nombreux. Les uns étaient assis sur des fauteuils, des divans, des canapés ; d’autres demeuraient debout dans les embrasures des croisées. D’autres encore entouraient les tables de jeu et suivaient la partie avec curiosité et intérêt.

Il fut donc facile à Saint-Alvère de s’introduire dans la salle sans que sa présence fût remarqué ni de Philomène, ni de d’Auterive, ni de Verteuil. Il vit derrière M. de Verteuil le Lieutenant de Police et à deux pas un domestique immobile et indifférent en apparence à tout ce qui se passait sous ses yeux. Mais il vit aussi Gaston d’Auterive se pencher à l’oreille du commerçant et lui dire rapidement quelques paroles mystérieuses. Il vit le commerçant tressaillir, jeter un regard surpris et inquiet au Lieutenant de Police et pâlir et se troubler. Mais ce ne fut qu’un nuage qui passe vite, poussé par un grand vent, de suite Verteuil retrouvait son calme et rapidement à son tour il disait quelques mots à d’Auterive. Celui-ci se redressa, sourit avec assurance pour répondre à un sourire assuré du commerçant, et s’éloigna tranquillement pour aller rejoindre Philomène. L’instant d’après, Saint-Alvère les voyait s’éloigner tous deux et disparaître dans le deuxième salon.

— Allons, se dit-il, il faut que je sache ce que se sont dit ces deux coquins. Voilà un domestique qui pourra me renseigner, si je ne me trompe.

Il alla s’arrêter derrière le domestique, fit semblant de rien, glissa subrepticement une poignée de louis d’or dans la main du valet et dit à voix basse :

— Suis-moi, mon garçon, j’ai un service à te demander !

Il attira à l’écart le serviteur qui, quoique surpris, empochait philosophiquement la poignée de louis.

Verteuil, à cet instant, vidait une large coupe de vin et se remettait au jeu plus