Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LE MENDIANT NOIR

chemin de la campagne aux premiers jours de la belle saison. Alors avait lieu « La Fête de la Besace », et l’on festoyait en ce jour ceux qui partaient pour ne revenir qu’aux jours d’automne avec leur moisson et passer tout l’hiver près du feu. En ce jour de fête on célébrait en même temps les noces de ceux qui s’unissaient par le mariage. Le jour de la Fête de la Besace était parmi les membres de la corporation l’unique jour d’épousailles dans l’année. Souvent, ce jour-là, on y célébrait quatre ou cinq mariages, et souvent davantage. Et le lendemain de la fête les nouveaux époux faisaient leurs adieux à leurs épouses et partaient pour la campagne, laissant les bien-aimées à la cambuse où elles attendaient patiemment le retour, à l’automne, du cher mari.

Le jour de la fête était fixé par le chef de la corporation, après que celui-ci eut pris l’avis de son conseil qui se composait de dix membres. Alors de tous côtés on se préparait activement à cette célébration.

En cette année 1752 de notre récit la fête de la Besace avait été fixée au 16 mai, le mardi. Et, chose curieuse et pour la première fois dans l’histoire de la corporation, la fête de la Besace allait coïncider avec le premier bal que donnait cette année-là le gouverneur de la Nouvelle-France, M. le Marquis de la Jonquière. Ce mardi, 16 mai, on allait également célébrer trois mariages de mendiants.

En effet, au moment où dix heures de matinée sonnaient, ce jour-là, la porte grande ouverte de la chapelle de Notre-Dame des Victoires livrait passage aux nouveaux mariés que suivaient près de trois cents loqueteux, besace au dos. Et tandis que la cloche sonnait à toute volée dans l’air bleu et plein de soleil et dans la brise, embaumée, la corporation acclamait par des cris de joie les nouveaux époux et les couvrait de fleurs. Puis le chef de la corporation se plaçait à la tête du cortège, déployait l’étendard sur lequel les emblèmes de la mendicité étaient représentés par une croix, une besace et une miche : la croix était appuyée sur la besace et couronnée par la miche ! Et, tout en chantant de joyeux refrains, le cortège parcourait les rues de la ville basse et haute.

Rien de plus curieux que cette procession bizarre dont nous allons essayer de faire une courte esquisse. On se fût pensé revenu au temps de la Cour des Miracles qui, comme on le sait, avait été le Paris de la Misère dans le Paris du Luxe et qui, au moyen-âge et jusque sous le règne de François I, avait été comme un État dans l’État. Si, de prime abord, la Cité des Mendiants de la Nouvelle-France parut avoir beaucoup d’analogie avec l’ancienne Cour des Miracles, il est certain qu’elle différait énormément, surtout sous le rapport moral. Elle n’était pas un assemblage de pauvres et de nécessiteux, alliés aux repris de justice, voleurs, meurtriers, tire-laine, ribauds, truands, escarpes ; mais une réunion de miséreux qui respectaient les édits et les lois, pratiquaient les enseignements de la religion et vivaient comme d’honnêtes Citoyens. Il s’y trouvait bien quelques réfractaires et quelques mauvaises têtes, mais ce n’étaient, ni des séditieux ni des hors la loi, et si ces mauvaises têtes avaient l’heur de tenir une conduite répréhensible, elles étaient vite ramenées dans le droit chemin par la corporation.

Durant les hivers on pouvait voir, les dimanches, la population des indigents aller entendre la sainte messe à Notre-Dame des Victoires. Un Père Récollet faisait le sermon, les exhortait à continuer de vivre dans la droiture et leur enseignait à bénir leurs misères au lieu de les maudire. Il importait, en effet, de réconforter cette classe misérable et de tâcher de la retenir ou mieux de l’éloigner d’abîmes en lesquels elle aurait pu s’engouffrer. Méprisée des bourgeois et de la classe ouvrière, bafouée souvent, rudoyée, repoussée, elle aurait pu être portée par esprit de rancune aux séditions ou par découragement aux pires vices ; il fallait donc lui enseigner à dompter ses passions, à vaincre son amour-propre et à souffrir en silence. Elle finit par refouler ses colères, jeter de l’eau sur les feux couvant de la haine, oublier les représailles, puis elle affecta pour les bourgeois le même mépris que ceux-ci affectaient à son égard.

Aussi la résignation de ces miséreux à leurs souffrances fut de tous temps admirable, surtout lorsque la misère allait s’accroître en d’effroyables proportions au cours des années terribles de la Guerre de Sept Ans, alors que les campagnes ravagées et affamées ne pourraient plus leur venir en aide, alors que les cités et les villages s’en allaient à la mendicité après une belle prospérité, alors que toutes les classes de la société se trouvaient réduites à la ration du pain et de la viande. La misère fut inénarrable lorsque les Anglais sous le général Wolfe, en 1759,