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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Charmant ! s’écria Benjamin. Venez, je vous conduis.

L’instant d’après, l’instrument jetait aux échos de la villa une mélopée pleine de rêves et d’extase dont parurent s’enivrer les deux jeunes gens.

Il passait dix heures lorsque Benjamin prit congé d’Ethel Conrad. Il disait en partant :

— Ainsi donc, vous me permettez de vous accompagner au bal militaire, lundi soir ?

— Je serai enchantée ! répondit la fille de l’ingénieur.

Et Benjamin, baisant pour la seconde fois la main délicieuse de la jeune fille, prit définitivement congé et gagna le quai de la traverse.


V

LA BELLE INCONNUE


Le traversier de Longueuil n’avait à son bord que cinq ou six passagers.

William Benjamin, désirant respirer plus largement l’air frais et embaumé de la soirée, monta sur le pont supérieur et alla s’accouder au parapet à l’arrière du navire. Le pont était désert. Pendant quelques minutes il demeura rêveur, ses regards attachés au sillage miroitant que laissait derrière lui le petit bateau.

Il tressaillit soudain et dressa l’oreille.

Derrière lui et tout près de lui, il lui sembla saisir comme des sanglots étouffés.

Il se retourna brusquement, et alors, dans la vague clarté qui l’environnait, il perçut la diffuse silhouette d’une femme qui, assise sur un banc et la figure dans les mains, paraissait pleurer à chaudes larmes.

Pris de soudaine compassion, il s’approcha de la femme et demanda d’une voix émue :

— Pourquoi pleurez-vous, madame ?… Puis-je faire quelque chose pour soulager votre douleur ?

La femme tressaillit, mit fin à ses sanglots et leva le front en dardant sur Benjamin des yeux noirs mouillés de larmes. Autant qu’il y pouvait voir dans la demi-obscurité qui régnait, sur le pont du navire, le jeune homme du premier coup d’œil jugea la femme jeune et jolie.

Le costume de couleur sombre qu’elle portait faisait mieux ressortir le teint presque laiteux de son visage sur lequel glissaient lentement des perles de larmes.

Très ému, Benjamin dit encore d’une voix chaude et sympathique :

— Madame, je ne suis qu’un étranger, mais tout ce qu’il me sera possible de faire pour vous être utile, je l’accomplirai avec plaisir.

La mise correcte du jeune homme, sa physionomie sympathique et sa voix douce et tendre parurent impressionner l’inconnue. Ses regards s’éclairèrent d’attendrissement et sur ses lèvres rouges se dessina un pâle sourire.

— Merci, monsieur, pour vos offres de services, répondit l’inconnue d’une voix pleine de sanglots retenus. Je vous crois, ajouta-t-elle, parce que vous me paraissez bon et généreux.

— Hélas ! quand je rencontre une douleur sur mon chemin, je me souviens que j’ai souffert aussi, et alors je sympathise avec ceux qui souffrent.

— Tous les hommes n’ont pas, malheureusement. les mêmes sentiments que vous !

— Que voulez-vous, madame ! La nature humaine est si égoïste ! On souhaite voir les autres s’attendrir sur nos chagrins, et l’on demeure indifférent à leurs peines. Puis-je vous demander encore la cause de votre douleur ? acheva le jeune homme en prenant place sur le banc auprès de l’inconnue.

— Je vous le dirais bien… mais qui m’assure que je ne passerai pas à vos yeux pour une aventurière ?

— Calmez vos craintes, je suis sûr que vous êtes une personne de toute honorabilité, cela se voit au premier abord.

— Merci pour ces bonnes paroles, monsieur, j’ai confiance en vous. Voici donc la mésaventure qui m’est arrivée. D’abord, je ne suis pas du pays. J’habite New York où mon père dirige une importante maison de crédit. J’étais venue visiter une tante à Montréal. À mon arrivée, j’appris que cette tante était en visite en Europe depuis quelques mois. J’étais venue pour la surprendre, et vous voyez que c’est moi qui fus surprise. Je me trouvai donc seule, inconnue et ne connaissant personne. Je décidai tout de même de séjourner quelques jours pour visiter la ville et ses environs. Cet après-midi j’ai visité l’Île Sainte-Hélène. Puis je voulus voir le village de Longueuil. C’était encore un petit voyage sur l’eau. Car j’adore l’eau, monsieur. Ce fleuve me charme, j’ai pour la mer une admiration infinie. Donc, j’ai voulu me payer cette petite promenade à Longueuil, coquet village dont j’avais entendu parler. Il était environ quatre heures. J’étais sur ce petit bateau où il y avait foule. Là encore, tout ce monde m’était inconnu.

Nous arrivâmes à Longueuil. Je m’apprêtais à suivre les voyageurs sur le quai, quand je constatai que je n’avais plus ma sacoche. Comprenez-vous ma détresse ?… J’avais perdu ma sacoche ! Ou bien, on me l’avait prise à mon insu ! Voyez mon désespoir ! Ma sacoche contenait toutes mes valeurs. Je me trouvais sans un sou. Je fis part de mon malheur au capitaine. On fit des recherches. La sacoche demeura introuvable. Puis le capitaine et les gens qui m’entouraient eurent l’air de me regarder avec mépris. Je devinai leurs pensées outrageantes. Et mon supplice commença…

Je restai à Longueuil et j’y rôdai comme une âme en peine, comme une mendiante n’osant tendre la main. Le soir vint… La nuit… Que faire ?… Que devenir ?… Je décidai de regagner Montréal et mon hôtel où, peut-être, il me serait possible de communiquer avec mon père. Mais le capitaine refusa de me prendre à bord. Le bateau partit, revint… Pleurant, je suppliai encore le capitaine. À la fin, il consentit à me ramener à Montréal,

Vous voyez, monsieur, en quel embarras je me trouve à cette heure. Après avoir imploré le capitaine de ce bateau, il me faudra tout à l’heure