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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

posa le colonel, qui ne pouvait croire à tant d’audace de la part de l’inventeur, nous verrons bien.

À ce moment le couple s’était perdu à l’extrémité opposée de la salle immense. Pour quelques minutes on ne le vit pas. Puis il reparut, tournoyant, glissant, se rapprochant, et bientôt il passait sous la baignoire.

Alors le colonel se pencha sur la rampe et prononça assez haut pour être entendu :

— Bonsoir, monsieur Lebon !

Pierre leva la tête et lança aux Conrad un sourire moqueur.

James Conrad bondit.

— Eh bien ! Philip, ne vois-tu pas que c’est lui ?

— Je n’ai plus un doute, répondit le colonel en ébauchant un sourire féroce. C’est à nous, à présent, de ne pas le manquer.

— Que penses-tu faire ?

— Prévenir la police !

— Comment ?

— Par le téléphone, c’est le mieux que nous ayons à faire.

— C’est vrai, admit Conrad. Allons de suite aux bureaux de l’administration. Edna, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, durant notre absence ne perds pas Lebon de vue.

Et les deux hommes quittèrent la baignoire.

Or, depuis un quart d’heure environ, deux individus étaient venus se poster dans l’allée conduisant à la baignoire des Conrad. Debout, immobiles et silencieux, ils paraissaient très indifférents à tout ce qui les entourait. Seulement, de temps à autre, on aurait pu voir les regards de ces deux hommes glisser furtivement vers les occupants de la baignoire.

Puis l’ingénieur et le colonel un peu plus tard avaient passé devant ces deux individus sans remarquer leur présence.

Alors, l’un d’eux se pencha à l’oreille de l’autre et dit :

— Avez-vous saisi le manège, Maître Tonnerre ?

— Oui, Maître Alpaca, à ce point que je ne serais pas surpris de voir bientôt surgir quelques braves policemen.

— Maître Tonnerre, vous pensez juste : ces deux hommes vont donner l’alarme, tandis que cette dame solitaire dans sa baignoire va tenir ses beaux yeux fixés sur notre bienfaiteur, de sorte qu’il ne pourra échapper. Comprenez-vous ?

— Oui, je comprends, cher Maître. Mais que déduisez-vous de tout cela ?

— Pour le moment je ne déduis pas, mais je conclus comme ceci : vous irez en sourdine prévenir Monsieur Lebon, et moi j’irai distraire un peu cette jolie dame, de telle sorte qu’elle ne puisse voir par quelle porte Monsieur Lebon se sera donné de l’air.

— C’est compris.

Et Tonnerre partit en se faufilant au travers des groupes et gagna l’arrière de la salle pour y attendre le passage de Pierre Lebon.

De son côté, Alpaca, avec son air le plus posé et le plus digne, se dirigea vers la baignoire,

À la vue de cet homme inconnu, Mme Conrad sursauta.

— Madame, dit Alpaca de sa voix profonde et basse, voulez-vous pardonner mon intrusion ?

— Qui êtes-vous ? balbutia la femme de l’ingénieur, très surprise.

— Si c’est mon nom, madame, que vous désirez savoir, je dois vous prévenir qu’il est très laid. Mais si, au contraire, c’est mon état ou ma profession…

— Eh bien ?

— Je vous avouerai humblement que j’ai l’honneur d’appartenir au Barreau.

— Ah ! fit simplement Mme Conrad qui se demandait ce que pouvait bien lui vouloir cet homme du Barreau.

Mais cet « ah » laconique de la dame n’avait rien de bien engageant pour la conversation que désirait avoir Maître Alpaca. Aussi, se trouva-t-il fort embarrassé. Tout de même il réussit à bredouiller en rougissant très fort :

— Si donc, chère madame… Et ne trouvant pas ses mots, Alpaca se mit à faire révérences sur révérences.

Mme Conrad eut bien envie de rire, mais rire pouvait paraître hasardé ; elle préféra dompter l’hilarité qui la chatouillait et prendre un air offensé pour demander :

— Eh bien ! que me voulez-vous, monsieur ?

Le ton peu tendre de la dame de céans parut réveiller les idées endormies d’Alpaca. Il répondit :

— Pardon, madame, ce n’est pas à vous précisément que j’ai affaire, mais au colonel Conrad !

— Ah ! vous connaissez le colonel ? fit la dame un peu adoucie.

— C’est l’un de mes meilleurs amis, répliqua Alpaca sans broncher et toujours avec sa révérence. Mais au cours de cette révérence l’œil de notre ami avait ricoché en-dessous vers la porte de sortie, et cet œil avait surpris Tonnerre quittant la salle suivi de près par Lebon et sa danseuse.

Mme Conrad disait :

— Je suis chagrinée, monsieur, mais le colonel vient de quitter la salle.

— Malchance ! gémit Alpaca. Mais reviendra-t-il bientôt ?

— Certainement.

— Je reviendrai, madame, je reviendrai… Pardon, madame, pardon encore une fois… Je vous prie de m’excuser, madame… votre humble et respectueux serviteur…

Et Alpaca quitta la baignoire à reculons, lentement, courbé en deux…

William Benjamin revenait à la baignoire avec Ethel. En passant près d’Alpaca, il lui souffla ces mots sans que la jeune fille en eût connaissance :

— Onze heures… rue Dorchester !…

Alpaca fit signe qu’il avait compris et s’éloigna. L’instant d’après il sortait de l’Aréna.

Il était temps : déjà des constables fermaient les portes empêchaient toutes sorties.

Cet incident causa quelque émoi dans la salle… Pourquoi fermait-on les portes ?

On se regardait. On se questionnait. D’aucuns, plus curieux, interrogeaient les constables. Mais ceux-ci ne savaient rien, sinon qu’on leur avait donné l’ordre de fermer les portes et