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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

sans compter que nous lui éviterons une rude besogne ?

— Tout cela, mademoiselle, est admirablement bien pensé. Mais je vous ferai observer que la police est très curieuse, peu discrète et fort méfiante, et ces trois qualités de la police devraient vous convaincre que la combinaison que vous proposez, relative à la sécurité de Pierre, a très peu de chances de succès.

— Que feriez-vous donc ?

— Ma foi, selon mon humble avis, je recommanderais d’abord à mon ami Pierre d’être prudent et de se tenir sans cesse sur ses gardes ; et ensuite, je travaillerais de toutes mes forces pour amener le plus tôt possible et avec de bonnes et fortes preuves le voleur devant la justice. Essayer de faire des ententes avec la police, ce serait tomber dans ce que les Américains appellent avec justesse le « Red Tape ». Vous n’en finiriez jamais, et vous vous exposeriez à perdre la partie et à vous perdre tout à fait, Pierre et vous. Et puis, remarquez-le, la loi ou la justice passe par une suite de formalités dont il faut nécessairement suivre le cours pour obtenir la justice qu’on réclame. Il y a eu un vol, on a tenu le voleur ou le soi-disant voleur, et ce voleur s’est échappé. Nouvelle accusation contre Pierre, et vous et vos deux braves vous êtes passible d’une charge terrible pour avoir empiété sur les prérogatives de la justice. Et, je vous le dis encore : à moins qu’un autre voleur, mais le vrai, contre lequel sera produite une preuve à conviction ne soit remis aux mains de la police, il n’y a rien à faire. Mais le jour où vous aurez les pièces à conviction et où vous serez certaine de tenir le voleur, alors, prévenez-moi, et j’arrangerai le reste de façon que tout marche vivement et avec le moins de bruit possible.

Henriette garda le silence. Sur son jeune front on aurait pu voir une ombre s’étendre et un pli profond s’y tracer, comme si sa pensée se fut trouvée en face d’un problème difficile à résoudre.

Après une assez longue méditation elle releva sa tête avec un mouvement brusque, et dit sur un ton empreint d’une énergie farouche :

— Soit, j’agirai tel que vous m’en donnez l’avis, monsieur Lucien. Avant quinze jours — oui, je vous le dis en toute confiance — avant quinze Jours j’amènerai le voleur devant la justice !

— Et moi, je vous répète que je ferai tout le nécessaire pour que cette justice ne lambine pas.

— Merci encore. Maintenant, voulez-vous que nous parlions d’autres choses ? Tenez, justement, j’ai une petite question à vous poser, sourit-elle avec ambiguïté.

— Je vous écoute.

— Savez-vous où j’irai faire un bout de veillée ce soir ?

— Voulez-vous me le dire ?

— Mais oui… tout bonnement j’irai faire ma cour à votre « ancienne ».

Et Henriette fit retentir un joli rire moqueur.

— Vous n’êtes pas un concurrent dangereux ! se mit à rire l’avocat à son tour.

— Vous vous trompez.

— Allons donc !

— Quand je vous le dis… Car, sachez-le, c’est William Benjamin que Miss Ethel reçoit avec une grâce ravissante !

Lucien éclata de rire.

— Vous n’êtes donc pas jaloux ? fit Henriette demi sérieuse.

— Nullement. Au fait, je ne vous ai pas dit que James Conrad m’a signifié mon congé ?

— Vous m’étonnez !

— Et voici à quel propos.

Montjoie narra alors la scène violente qui avait eu lieu entre lui et l’ingénieur. Et il ajouta pour terminer :

— Vous voyez que c’est définitif.

— Bah ! James Conrad reviendra sur cet incident sans importance.

— Lui, peut-être ; mais pas moi !

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’Ethel et moi nous nous sommes dit adieu.

— Pour tout de bon ?

— Pour toujours !

— Pourtant, vous l’avez aimée ?

— Je l’aime encore.

— Vous voyez bien…

— Oui, mais je crois comprendre, ajouta Lucien sur un ton grave, que chaque jour à présent voit un abîme se creuser entre les deux races, et cet abîme, je le crains, finira par devenir infranchissable. Je sais bien qu’Ethel n’est pas très anglaise par la mentalité. Elle est plutôt fortement canadienne, elle parle admirablement bien notre langue, elle connaît nos coutumes et les pratique, elle a appris à vivre comme nous et avec nous, et j’oserais dire qu’elle pense comme nous pensons. Malheureusement, le sang demeure le même. Et puis… Tenez, Henriette, voulez-vous savoir toute ma pensée ?… À ce moment précis où je vous parle, je jurerais que Miss Ethel Conrad a totalement oublié le petit avocat pour ne plus rêver que du brillant William Benjamin.

Henriette se mit à rire.

— Lucien, si tel est le cas, avouez qu’il ne faut pas la blâmer.

— Pourquoi ? fit Lucien surpris.

— Pour deux bonnes raisons.

— Lesquelles ?

— La première : parce que vous avez brisé le premier lien !

— C’est juste. Et la seconde ?

— Parce qu’elle est femme ! répondit mystérieusement Henriette.

— Je vous comprends, sourit le jeune homme. Et puis je n’oserais lui jeter le moindre blâme. Car c’est moi qui ai suscité la scène entre son père et moi, et c’est encore moi qui, le premier, ai dit adieu !

— Pauvre fille, tout de même ! soupira Henriette. Et savez-vous que je la plains fort ?… Car, ce soir, se sera William Benjamin qui, à son tour, lui dira adieu !…

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Il est plus de huit heures, et nous sommes à Longueuil en la villa de James Conrad.

Comme à l’ordinaire, la famille est réunie dans le salon.