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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

veloppe dans une poche de son vêtement et rompit le silence.

— Il reste encore le modèle, dit-il. Quand l’attendez-vous ?

— Ce soir, ou demain au plus tard.

— Très bien. Nous allons attendre ce modèle, puis nous réglerons votre compte.

Ces paroles firent scintiller les yeux de Kuppmein de lueurs dorées, et il pensa :

— Décidément, avant quarante-huit heures j’aurai assez de fortune pour m’éclipser et vivre tout à fait indépendant et heureux. Dix mille en poche, vingt-cinq mille de Rutten, soixante-quinze mille sûrement placés, sans compter mes derniers émoluments et frais de déplacements non encore payés, je me trouve à la tête d’un capital dépassant la marque de cent mille dollars !…

Mais tout à coup le souvenir de Grossmann, qu’il croyait bien mort à cette heure, mit un nuage sur son front rayonnant, et il pensa encore ceci :

— Si un fâcheux hasard allait apprendre au capitaine cette affaire de la rue Dorchester d’ici au règlement de nos comptes !…

Il frissonna. Mais une idée nouvelle surgit à son cerveau et il parut se rassurer. Aussi, demanda-t-il au capitaine avec une indifférence affectée :

— À propos, qu’allez-vous faire de Grossmann, capitaine ?

— J’y songeais précisément, répondit le capitaine et fixant ses regards pénétrants sur Kuppmein. Seulement, ajouta-t-il avec lenteur, je veux sur ce point réfléchir davantage. Mais je peux vous dire que, en ce moment, Grossmann est bien près de l’autre monde.

Kuppmein ne put s’empêcher de tressaillir d’un certain malaise. Et pour cacher son trouble à l’œil inquisiteur de Rutten et au risque de s’étouffer, il se mit à boire avidement sa tasse de café.

Une fois qu’il se crut maître de ses nerfs, il proposa de sa voix doucereuse et papelarde :

— Mon cher capitaine, si vous vouliez m’abandonner ce soin-là, je vous éviterais le dégoût de vous frôler à ce bandit. Du reste, j’ai quelque chose de personnel à régler avec lui.

Un imperceptible sourire effleura les lèvres blanches de Rutten, qui répondit négligemment :

— Très bien, monsieur Kuppmein, je songerai à votre proposition. Mais pour le moment, n’attendons que le modèle !

Il ajouta en se levant :

— Quand vous reverrai-je ?

— Dès que je serai en possession du modèle, ce soir ou demain.

— Mettons demain, si vous voulez.

— Soit,

— À propos, reprit Rutten, où logez-vous ?

— Je prendrai mon appartement à mon ancien hôtel… L’Américain !

— Ah ! bien. À demain donc !

Après une forte poignée de mains, les deux hommes se séparèrent.

Kuppmein descendit à l’administration de l’hôtel, reprit ses bagages et se fit conduire à l’Américain Hôtel.

Quant à Rutten, il s’était retiré dans ses appartements au troisième étage.

Une fois chez lui, le capitaine s’assit à une table, tira de sa poche l’enveloppe que lui avait remise Kuppmein, et en retira les plans qu’il se mit à parcourir avec une extrême attention.

Au bout de quelques minutes, il se renversa sur le dossier de sa chaise, alluma un cigare, parut méditer une minute ou deux, puis il murmura, les yeux levés au plafond, tandis que ses lèvres minces esquissaient un sourire plein de sarcasme :

— Vingt-cinq mille dollars, hein ! monsieur Kuppmein ? Décidément, vous êtes gros joueur. Seulement, à mon avis, vous me paraissez quelque peu hâtif et naïf dans vos affaires. Et puis, vous parlez beaucoup trop bien de vous-même. Et puis, vous vous intéressez un peu trop à mon avenir. Comment, diable, mon avenir peut-il vous intéresser à ce point ? Pensez-vous que je ne peux pas m’en charger moi-même de mon avenir ?… Oui, oui, monsieur Kuppmein, nous vous connaissons de longue date. Oui, oui, vous êtes trop beau parleur. Vous êtes trop habile. Vous êtes trop zélé. Vous êtes trop diplomate.

Ici le capitaine fit entendre un ricanement grêle et moqueur, et il ajouta :

— Et puis, vous étiez là ?… Vous y étiez un peu trop même… c’est dangereux ! Mais nous examinerons tout cela avec Miss Jane. Car Miss Jane aura sans doute des détails intéressants à nous fournir, mon cher monsieur Kuppmein, et alors… alors nous pourrons peut-être rire un peu !… Attendons le modèle et Miss Jane !


XIV

OÙ KUPPMEIN EST GRATIFIÉ D’UN LOGIS QU’IL N’AVAIT PAS SOUHAITÉ


Qu’ici notre lecteur nous permette de lui faire observer que nous avons cru devoir changer les noms de ces hôtels où nous mettons nos personnages en scène. Car n’ayant pu obtenir une permission des gérants de ces hôtelleries pour y jouer nos mélos, nous ne voulons pas encourir des dommages-intérêts. Et, ceci posé pour notre plus grand intérêt et sans modifier ni amoindrir, nous l’espérons, l’intérêt de notre lecteur, nous poursuivons…

Nous ne dirons pas quelles furent les déceptions mêlées de perplexités et d’angoisses que traversa Kuppmein, le lendemain et les jours suivants, en ne voyant pas arriver Parsons et le modèle du Chasse-Torpille ; tout simplement il vécut sur des épines.

À diverses reprises, au cours d’entrevues avec le capitaine Rutten, Kuppmein manifesta le désir de retourner à Montréal et d’y faire enquête. Mais chaque fois le capitaine, qui nul doute savait à quoi s’en tenir, l’en dissuadait, disant :

— Bah ! monsieur Kuppmein, patientons… nous finirons bien par voir !

Kuppmein avait donc patienté… mais avec quelle impatience et quelle anxiété !

Un matin le convoi venant de Montréal et Albany déversait de nombreux voyageurs, au nombre desquels se trouvaient deux de nos per-