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Page:Lebel - Les amours de W Benjamin, 1931.djvu/52

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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

voix douce et métallique qui résonna comme une musique de rêve, elle murmura encore :

— Je t’aime… mon Pierre !

Pierre qui, de son bras droit avait entouré la tête rousse et odoriférante de Miss Jane, tandis que sa main gauche conservait et pressait la main droite de la jeune fille, murmura :

— Quel ciel, inconnu jusqu’à ce jour, vous me faites entrevoir, ma Jenny ! Pour moi vous avez fait de la terre un paradis ! Vous dites que vous m’aimez… et moi qui n’osais vous avouer ce que mon cœur rugissait ! Moi qui vous aimais jusqu’à la vénération depuis ce soir de bal où je vous ai tenue un moment à mon bras ! Oui, dès le jour où je vous vis, Jenny, je sentis tout au tréfonds de mon être qu’une vie nouvelle commençait pour moi, je sentis que je vous appartenais pour le reste de l’éternité ! Votre image fut pour toujours devant mes yeux ! À chaque fois que je vous revoyais, après ce soir-là, je brûlais d’une folle envie de vous prendre dans mes bras, et de vous crier tout l’ardent amour qui me consumait ! Vous étiez devenue toute ma pensée, toutes mes aspirations, toute ma vie ! Et si je songeais à une prochaine séparation, j’endurais un supplice inouï ! Car je m’étais habitué à vous au point qu’une séparation m’apparaissait impossible ! sans vous près de moi, je sentais que mon existence serait un enfer ! Et près de vous je jouissais d’une incommensurable joie ! Ah ! enfin… cette joie et ce bonheur tant désirés, si ardemment souhaités, si souvent rêvés et dont parfois j’ai douté, vous venez d’un mot, ma Jenny, de les réaliser ! Vous faites de moi ce que Dieu peut-être avec toute sa puissance n’aurait pu faire… l’homme le plus heureux de la terre ! mais qu’ose-je dire ! Est-ce que vous n’êtes pas une créature de Dieu ? N’est-ce pas Dieu qui vous a envoyé de son Paradis vers moi ?… Oui, oui, je le crois, ma Jenny, je le crois…

Pierre devenait-il fou ?… Peut-être !

Et Miss Jane, cette ensorceleuse, se serrant davantage contre lui, ses yeux dans ses yeux, ses lèvres rouges effleurant ses lèvres blêmes, oui, Miss Jane répondit :

— Pierre, je vous aimais aussi dès le premier jour, et de ne pas vous le dire j’ai autant que vous souffert ! Mais bah ! ces tourments appartiennent désormais à l’histoire du passé ! Ne pensons plus qu’à nous aimer et assurer notre bonheur pour toujours ! Car, voyez-vous, Pierre, si jamais je vous perdais, je sens que je mourrais ! Que deviendrais-je, seule ? Que ferais-je, le cœur plein de vous-même ? Ah ! vous perdre, Pierre… cette pensée suffit pour me bouleverser d’épouvante ! Non !… dites-moi, Pierre, que nous resterons toujours ensemble ! Dites-moi, Pierre, que vous me garderez toujours !

— Toujours… toujours… répétait Pierre.

Et alors, ce Pierre, tout à fait épris, fiévreux, aveuglé… Pierre, qui ne songeait plus au passé, ni au présent, ni à l’avenir… qui oubliait son Chasse-Torpille, ses plans, son modèle et Kuppmein ! Pierre, qui oubliait tout… qui oubliait Henriette, la douce et mignonne petite canadienne qui avait tant fait pour lui ! Oui, Pierre, qui vivait à cette minute dans un de ces vertiges d’amour qui, dès qu’ils se dissipent, peuvent détraquer le cerveau le mieux constitué. Pierre Lebon, disons-nous, ne voyait pas que, au coin des lèvres exquises dont il rêvait de savourer les délices, s’amplifiait un sourire de cruel sarcasme…


XVIII

DÉGRISEMENT


Les quatre jours qui suivirent furent pour Pierre Lebon la griserie complète. Pendant ces quatre jours il demeura sous le charme fascinateur de Miss Jane. Pendant ces quatre jours Pierre ne sortit que pour la nuit de l’appartement.

Et durant ces quatre jours Pierre oublia presque qu’il faisait partie de notre triste humanité. Mais au cours de ces quatre jours Miss Jane finit, elle, par savoir de Pierre ce qu’elle voulait savoir : c’est-à-dire l’endroit précis où était le modèle du Chasse-Torpille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la matinée du cinquième jour, peu après l’arrivée de Pierre, Rutten se présenta chez Miss Jane. La jeune fille reçut le capitaine dans l’antichambre et lui dit en posant un doigt sur sa bouche :

— Silence… et suivez-moi sans faire de bruit !

Et, suivie du capitaine qui marchait sur la pointe des pieds, elle s’approcha de la porte du salon.

Par l’entrebâillement de la porte le regard de Rutten tomba sur Pierre allongé sur l’ottomane.

Miss Jane ébaucha un sourire cruel. Puis elle entraîna vivement le capitaine dans le fumoir.

Après avoir soigneusement ramené ensemble les lourdes draperies de l’arcade de façon à intercepter le bruit des voix, Miss Jane dit :

— Je sais ce que nous avions intérêt à savoir.

— Enfin ! exclama le capitaine avec un geste de jubilation,

— Oh ! poursuivit Miss Jane avec une expression de joie orgueilleuse dans l’éclair de ses yeux, ça n’a pas été sans peines !

— Il est donc têtu, ce monsieur Lebon ! ricana Rutten avec sarcasme.

— C’est-à-dire qu’il est indomptable !

— Pour toute autre que pour la séduisante Miss Jane ! complimenta Rutten de sa voix nasillarde.

— J’ai pourtant plus d’une fois désespéré.

— Qu’importe ! puisque vous tenez le succès ! Alors, où donc serait casé cet estimable modèle ?

— Je vais vous le dire…

Miss Jane s’interrompit pour jeter ses regards sur les draperies de l’arcade. Au même instant Rutten tressaillit. Au salon, un léger bruit venait de se faire entendre. Mais aussitôt tout retomba dans le silence.

— Il rêve, murmura Miss Jane avec un sourire tranquille, ce n’est rien. Mais pour plus de sûreté, je vais vous confier la chose à l’oreille, approchez !

Miss Jane, comme toujours était allongée sur