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Page:Lebel - Les amours de W Benjamin, 1931.djvu/54

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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

— Et s’il avait surpris notre conversation ? murmura Rutten avec épouvante.

— Non… cela n’est pas possible ! répondit Miss Jane d’une voix presque rauque. Puis elle s’écria avec un accent désespéré :

— Que faire, grands dieux !

— Courons à l’Hôtel Américain ! suggéra Rutten.

— Et après ?

— S’il est là, usez de votre charme fascinateur pour le ramener à vos pieds !

— Mais si, cette fois, mon charme demeurait impuissant ?

Leurs regards se croisèrent, se comprirent, et leurs lèvres dessinèrent un sourire terrible.

Le capitaine Rutten gronda :

— En ce cas, tant pis pour lui !

— Soit donc… grinça Miss Jane. Allons à l’Hôtel Américain !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’était devenu Pierre Lebon ?

À l’arrivée de Rutten, il était plongé en une sorte de rêve et n’avait pratiquement pas remarqué l’entrée de Rutten et l’absence de Miss Jane. Il était à sa rêverie quand soudain le murmure de leur voix le fit tressaillir. Il leva le front, et ses yeux se posèrent sur les draperies de l’arcade. Il écouta… mais comme distraitement. Les voix n’arrivaient que très indistinctement jusqu’à lui. Cependant un nom frappa son oreille… Kuppmein !

— Kuppmein !… murmura Pierre en frappant son front, comme s’il eût voulu se rappeler une chose déjà lointaine dans son souvenir.

— Kuppmein !… fit-il encore. Ah ! soupira-t- il, j’avais oublié cela ! Pourtant, c’est hier seulement que je l’ai enfermé dans mon garde-robe, ce Kuppmein !… Hier… répéta-t-il comme incertain. Oui, c’est bien hier… Mais alors, je n’ai pas prévenu Henriette…

Il s’interrompit. Les traits de son visage se contractèrent atrocement. De nouveau il pressa son front où sa pensée semblait rebelle. Puis il murmura doucement et comme à regret :

— Henriette !…

La crispation de ses traits s’accentua… Mais bientôt un sourire radieux éclaira ce visage maladif, tandis que ce nom flottait sur ses lèvres…

— Jenny !… Jenny !…

Mais comme mû aussitôt par une pensée unique, il se leva brusquement et prononça à mi-voix :

— Oui, c’est de Kuppmein qu’il s’agit de suite !

D’un pas saccadé et mal sûr il alla à un siège où se trouvait son chapeau, il gagna l’antichambre et sortit. En bas, dans le grand vestibule, il s’arrêta pour réfléchir, sans se soucier des gens qui entraient ou sortaient et qui lui lançaient des regards singuliers.

Toujours sous l’empire de l’obsession qui tracassait son cerveau, il quitta brusquement l’édifice et se mit à descendre Fifth Avenue d’un pas rapide.

Un taxi passant à vide attira son attention. Il le héla. La voiture vint stopper près de lui. Alors il commanda au chauffeur de le conduire à un bureau de télégraphe, la plus proche.

Le chauffeur conduisit Pierre sur Broadway. Là, notre ami rédigea cette dépêche qu’avait reçue Henriette à Montréal et qui était ainsi conçue :

Je tiens Kuppmein. Il n’a pas les plans. Mais suis sur la trace. Que dois-je faire de Kuppmein ? J’attends instructions…
PIERRE.

Il tendit la dépêche à un employé, paya et sortit.

Dehors, il remonta dans le taxi et dit au chauffeur :

— Fifth Avenue… Métropolitain Apartments !…

Pierre, débarrassé maintenant de son obsession, retournait, par un instinct maladif, chez Miss Jane !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était exactement deux heures, lorsque Miss Jane et le capitaine Rutten sortirent de l’Hôtel Américain où ils avaient dîné. À leur plus grand émoi, Pierre Lebon n’y était pas revenu.

Ils étaient fort perplexes tous deux.

— Où est-il ? répétait Miss Jane. Et son front blanc se barrait d’un pli dur à cette âpre question qui demeurait sans réponse.

Sombre et renfrogné, Rutten gardait le silence. La disparition de Pierre Lebon de chez Miss Jane semblait lui causer plus de soucis et d’inquiétudes qu’à la jeune fille.

Après quelques minutes de marche, Miss Jane s’arrêta et dit :

— Capitaine, il vaut mieux que vous changiez d’hôtel immédiatement, comme je vous l’ai conseillé… s’il n’est pas déjà trop tard !

— Vous redoutez donc quelque danger ?

— La prudence nous commande de tout prévoir ! Qui nous dit que Lebon, en cette minute, ne prépare pas un piège contre nous ? Oh ! s’il avait joué la comédie que j’ai cru moi-même lui jouer !

Miss Jane avait frissonné !

Rutten avait chancelé de terreur.

— Oui, murmura le capitaine, je vais changer d’hôtel dès cet après-midi.

— Vous pourriez laisser entendre aux gens de l’hôtel que vous partez en voyage.

— Oui, vous avez raison. Mais que ferai-je ensuite ?

— Ensuite, dit Miss Jane, venez chez moi, et nous tâcherons d’aviser à quelque chose… un plan d’action… que sais-je !

— C’est entendu, j’irai chez vous après que j’aurai choisi un autre domicile.

Ils se séparèrent, et Miss Jane reprit le chemin de ses appartements sur Fifth Avenue.

Une demi-heure après, elle pénétrait chez elle.

Mais alors elle faillit tomber à la renverse en retrouvant dans son salon Pierre Lebon… qui lui souriait de son sourire amoureux…


Le troisième épisode aura pour titre « La Petite Canadienne ».