Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/181

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rapprocher ses pénibles et interminables marches sous le soleil ou sous la pluie de ce glissement délicieux et facile qui l’amenait vers le but, ordinairement si lointain, de ses efforts. En ce cas quelle douloureuse comparaison ! Quelle souffrance cruelle et inoubliable j’apportais dans sa vie ! Un peu moins fruste, un peu moins inconscient, il eût pleuré…

Il ne pleurait pas. Il ne bougeait pas, toujours impassible, l’aspect d’un vieux propriétaire, très digne et très compassé.

À l’arrivée, il descendit, se secoua, reprit son paquet et regarda si rien n’y manquait. Je lui demandai :

— Eh bien, vous voici rendu. Qu’allez-vous faire maintenant ?

— Retourner du côté de Villedieu.

— À Villedieu ? Nous en venons !

— Oui, mais je vais vous dire : il y a là une bonne dame qui me donne toujours deux sous quand je frappe.

— Et c’est pour cela que vous referez ces dix lieues, vingt lieues même avec le retour ? Je ne veux pas.

Je lui tendis une pièce de 5 francs. Il la prit, la palpa, puis conclut :

— Ça ne fait rien, c’est toujours deux sous… Vous auriez beau me donner des mille et des cent, les deux sous de la bonne dame, ça fera toujours deux sous de plus.

Le raisonnement était juste. Je lui dis :

— À votre guise. Au revoir.

— Au revoir, me dit-il.

Et il s’éloigna. Il s’éloigna même avec ma peau de bique, et tout naturellement. Avait-il compris que je la lui avais offerte ? Je fus sur le point de le rappeler. Mais il avait un air si drôle sous cette toison confortable, une apparence si cossue ! Un vrai gentleman-chauffeur à qui serait survenue une mésaventure ; quant au pantalon, aux bottes et au couvre-chef…

… Et longtemps, non sans quelque re-