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gner une minute par semaine sur son temps. C’était raisonnable, n’est-ce pas ?

Il la gagna, sa minute, le mâtin ! C’est aussi qu’il avait de rudes dispositions. Avec lui on pouvait aller de l’avant, établir un record.

Un record, pourquoi pas ? M. Davoine consulta la liste des records. Celui de Levallois-Billancourt, 12 kilom. 125, était disponible.

— Nom d’un chien, mon vieux Godefroy, si vraiment tu es un homme comme tu en as la prétention, tu le décrocheras, ce record-là.

Un mois de préparation n’était pas de trop. Du moins au gré de Davoine père, car Davoine fils cultivait sournoisement pour la bicyclette à peu près le même amour furieux que pour les bains d’eau glacée, les coups d’insolation et le pas de gymnastique.

Enfin le soleil du dimanche 2 juillet se leva. À huit heures du matin M. Davoine, assisté de sa femme, donnait le signal du départ au sympathique champion, lequel s’élançait en coup de vent.

À sa suite un fiacre, attelé d’un coursier de choix, emporta le starter et son aide, qui ne cessèrent d’accompagner le champion de clameurs encourageantes et de menaces terribles.

À neuf heures dix-sept minutes huit secondes, Godefroy atteignait le pont de Billancourt, fourbu.

Le jour même le record fut homologué.

Le lendemain les journaux relatèrent cet exploit.

Le surlendemain des cartes de visite étaient confectionnées au nom de : « Godefroy Davoine, recordman de Levallois-Billancourt ».

Deux jours plus tard le jeune héros prenait le lit.

L’année suivante il en sortait avec une déviation de l’épine dorsale.

Aujourd’hui les clients aperçoivent quelquefois au fond de la boutique des Davoine un petit être souffreteux, livide, à moitié bossu, que ses parents rudoyent et tiennent à l’écart comme ces enfants mal venus dont on rougit. C’est le recordman de Levallois-Billancourt.

Malheureux ? Pas trop. Quand il est triste il n’a qu’à se rappeler l’époque où on s’évertuait à faire de lui un athlète, un coureur, un sportsman, un homme enfin, un homme ayant du muscle et du poumon ; et, ma foi, il n’est pas loin de trouver que le temps présent a du bon.

Maurice LEBLANC.