Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Sur la Piste

Séparateur

Il n’est personne qui ne se rappelle l’effroyable accident qui fit tant de bruit cette année, vers le milieu de la saison sportive. Une épreuve de cinquante kilomètres se disputait entre trois des premiers champions du demi-fond. Au dernier tour l’un d’eux tomba, entraînant dans sa chute ses concurrents et leurs entraîneurs. Il y eut deux hommes de tués, un troisième se cassa les deux jambes, un quatrième est devenu fou.

On en parla beaucoup, les causes de la catastrophe, dont tous les spectateurs du reste avaient pu se rendre compte, furent minutieusement expliquées.

C’est hier seulement qu’un hasard étrange m’a fait voir ce drame — le mot n’est pas trop fort — sous un jour tout nouveau et si imprévu que je doute encore de la vérité.

Dans un de ces restaurants de la Porte-Maillot que fréquentent les coureurs, je me trouvais assis près d’une table où quelques-uns d’entre eux finissaient de dîner. C’est une aubaine que je recherche volontiers, rien n’étant plus amusant et plus pittoresque que ce petit monde où l’on potine comme dans toutes les coteries, où l’on se vante, où l’on se jalouse, où l’on se hait, où l’on est plein de fiel et d’envie, mais de jeunesse aussi, d’entrain, d’insouciance et, souvent, de véritable bonté.

de connaissais de vue tous mes voisins : l’illustre Craquelin, Jacques Lambert, Bonjour, Domince, Marie Houstay etc. Ils étaient fort gais et fort bruyants, riant, pérorant et buvant en toute joie. Seul se tenait à l’écart, taciturne et distrait, quoique buvant sec, le fameux Bartissol, celui-là précisément dont la chute provoqua l’accident que je viens de rappeler, Bartissol que la mort de son ami Redeuil a laissé sans concurrent dans le demi-fond.