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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LES ÉVADÉS

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Il y avait trente ans que M. et Mme Duroseau tenaient, passage Montmartre, un petit magasin de jouets pour enfants. Et comme M. Duroseau avait succédé à son père et que Bertrande Duroseau était la fille d’une voisine, on peut avancer qu’après plus d’un demi-siècle d’existence, le couple Duroseau n’avait pour ainsi dire point vu la lumière du jour, ni respiré la fraîcheur de l’air.

Ils habitaient en effet le coin le plus obscur, l’angle le plus rentré du passage. Il leur fallait faire cent cinquante-trois pas pour apercevoir la couleur du ciel. Aussi était-ce là un spectacle qu’ils ne s’offraient qu’à de rares occasions, aux grandes fêtes et certains dimanches, le soir, à l’heure où l’on contemple le ciel à la clarté des réverbères.

Quand il y avait une grande tempête et que le vent faisait rage sur les boulevards et dans la rue Montmartre, les petits drapeaux de leur étalage frissonnaient un peu, et les Duroseau soupiraient avec satisfaction :

« On respire bien aujourd’hui. »

Ils ne voyaient rien au delà de leur comptoir, et leur horizon s’arrêtait à la boutique d’en face. Libres de soucis et de joies, ils n’étaient ni heureux ni malheureux. En réalité, ils ne vivaient pas plus que les soldats de plomb ou les polichinelles que le hasard les avait destinés à vendre. Ils avaient gagné de l’argent, assez même pour agrandir leur magasin, prendre un commis et mettre quelques sous de côté. Que pouvaient-ils rêver de plus ?