Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/395

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tails. Laborde n’exista pas. Dans les deux manches, on eut l’impression que Bardin le laissait sur place. Mais ce qui frappa le plus les fidèles du vélodrome, ce fut la tenue même, l’apparence de Laborde. Il était méconnaissable.

— Ce n’est pas lui, on nous l’a changé ! s’écria Bernan-Tristard.

Pâle, maigre, les yeux caves, le dos voûté, le malheureux fit pitié.

Et il se passa ceci : À la sortie, Anselme Bardin prit place dans une voiture de remise qui l’attendait. Au même moment Laborde et Juliette s’en allaient. Bardin salua. Et brusquement Juliette quitta le bras de Laborde, monta dans la voiture, et s’assit aux côtés de son mari.

Fouette, cocher !

Telle est l’histoire connue de tous, l’histoire pour ainsi dire publique de cette fameuse rivalité.

Mais il est quelque chose qui lui donne son véritable caractère, implacable et tragique, cruel et douloureux.

Ce quelque chose, je le sais de toute certitude. D’abord, un de mes amis qui habite la même maison que Bardin a vu plusieurs fois Juliette entrer furtivement chez son mari dans le temps même de sa liaison avec Laborde. D’autre part, en un jour de détente, Bardin a lâché un mot effrayant qui donne bien la clef de sa conduite :

— Bah ! quand on a un ennemi, tous les moyens sont bons pour s’en débarrasser.

Le moyen, en cette occurrence, ce fut Juliette. Et je ne sais pas trop qui l’on doit le plus admirer et détester, du mari qui veut ou de la femme qui agit. Effarante complicité ! Et quel étrange état d’âme que celui de ce couple chez qui l’amour-propre fut plus fort que l’amour !

Et ce pauvre Laborde ?… On n’a plus entendu parler de lui. Il boit, paraît-il, pour oublier celle qui l’a détruit en quelques mois avec tant d’infernale perversité.

Quant à Bardin, délivré de son adversaire, nous avons pu suivre ses triomphes depuis deux ans. Son match récent, avec Kramer prouve une fois de plus. qu’on ne saurait lui opposer un seul rival digne de lui.

Maurice LEBLANC.