Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/404

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la petite ville, ce boulevard qui l’enveloppe d’un cercle d’ormes et de tilleuls, couronné de verdure où s’enchâsse, de loin en loin, quelque débris de tour. Les jardins des maisons descendent au bord de l’eau, jardins antiques, peuplés de statues en plâtre, habillés de buis et de fleurs démodées.

Ils révèrent longtemps sur l’un des bancs de la promenade, en face de la porte Ibert, et Suzanne dit en souriant :

— J’avoue que les joies de l’automobile me semblaient tout autres.

— Elles sont autres, s’écria d’Estrignat, et je ne les nie pas, au contraire, personne plus que moi ne s’exaltant à l’ivresse du mouvement et aux voluptés de l’espace. Mais est-ce une raison pour ne point goûter celles-ci, d’une saveur si agréable et si particulière ? En allant de Paris à Dieppe ou à tel autre endroit par le chemin de fer, vous n’auriez jamais l’idée ni le courage de descendre du train pour rêver au passé d’une vieille petite ville et chercher ces sensations délicates que l’on éprouve dans ces sortes de pèlerinages. Mais quand il s’agit tout bonnement d’éteindre son moteur, il est trop bête de négliger des motifs si proches de s’émouvoir et d’admirer.

— Alors l’automobile pour vous comprend ces haltes ?

— L’automobile, pour moi, comprend surtout ces haltes.

Il y eut un silence, et il murmura :

— Soyez franche : à vivre ainsi l’un près de l’autre, et à regarder simplement autour de nous, ne pensez-vous pas que je me suis plus approché de vous que par beaucoup de mots, par beaucoup d’aveux ?…

Elle rougit et ne répondit point.

Il y a un lac discret et mystérieux à Forges-les-Eaux. Le soir, à la clarté de la lune, ils s’y promenèrent en barque.

Ils n’arrivèrent à Dieppe que le lendemain.

Suzanne apprit par là que l’automobile comprend aussi des haltes imprévues.

On annonce son mariage avec M. d’Estrignat.

Maurice LEBLANC.