Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/410

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Je passai entre les deux infortunés ; cinquante mètres plus loin, un sifflement prolongé, mon pneumatique expirait.

Et, tout de suite, l’éclat de rire.

Je lâchai brusquement ma bicyclette et courus vers le haut talus qui borde la route sur la gauche. En trois bonds je l’escaladai. Il y avait là, vautré parmi les buissons et les herbes, un homme. Mais quel homme ! Une sorte d’être inachevé, à tête formidable, et dont les jambes — peut-on appeler des jambes ces deux loques molles et ballottantes ? — pendaient comme des choses inutiles au-dessous d’un buste contrefait, tout déjeté de la droite vers la gauche.

Tel je le vis quand il se fut relevé et accroché sur ses deux béquilles. Et son aspect me stupéfia au point qu’au premier instant, je restai silencieux en face de lui. Durant quelques secondes nous nous regardâmes. Il avait des yeux dont je n’oublierai jamais l’expression, sournoise, inquiète, très vive d’ailleurs, et plutôt intelligente, mais d’une méchanceté extraordinaire. Et tous les détails de la figure, le front fuyant, la bouche tordue, le nez aplati contribuaient à augmenter cet air de méchanceté vraiment impressionnant.

Je lui dis :

— C’est vous qui avez ri ? C’est vous qui riez chaque fois de la sorte ?

Il eut un sourire — quel sourire !

— Parbleu, oui, C’est moi ! Croyez-vous que ce n’est pas drôle de vous voir tous déboucher de là-haut avec vos bonnes petites jambes qui tricotent si joyeusement, et le nez au vent, et tant de satisfaction et de plaisir, et puis tout à coup, pfffft… monsieur manque de tomber, monsieur n’avance plus, monsieur est obligé de descendre… Et la rage de monsieur quand il contemple son malheureux boyau de caoutchouc ! Non, vous savez, on ne perd pas son temps, à se poster là, au balcon, pour voir vos mines déconfites, et il y a de quoi rire !