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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Un Miracle

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Dès le mois de juin, l’an dernier, je m’installai dans une maisonnette de ce joli village d’Ambrumesnil. Bien entendu, parmi mes bagages, se trouvait la bicyclette que je venais d’acheter.

C’était ma douzième bicyclette, mais c’était aussi la plus jolie, la plus riche et la plus parfaite de toutes celles qui ont contribué à la satisfaction de ma vie. Roue libre, trois multiplications, deux freins sur jante, bref, le dernier mot de la construction la plus récente.

L’éclat fulgurant de son nickel fascina les habitants d’Ambrumesnil. Leur village, situé en dehors des routes fréquentées, n’était traversé que par de rares bicyclettes, ternes et quelconques. La mienne, si lumineuse, les éblouit.

Elle éblouit surtout mes voisins, deux jeunes ouvriers, les frères Gréaume qui, chaque matin, s’en allaient à pied jusqu’aux usines de Bruchy, et qui, chaque soir, s’en revenaient également à pied. Or, cinq kilomètres, à la fraîcheur de l’aube, ce n’est peut-être pas excessif ; mais cinq kilomètres, après une rude journée d’atelier, cela n’a rien que de fatigant, de monotone et d’inutile.

Et il me semblait, aux coups d’œil admiratifs que les frères Gréaume jetaient sur ma machine, quand je les rencontrais le soir par les chemins poussiéreux, qu’ils enviaient l’aisance de ma marche et la rapidité de mon élan.

Et si je repassais ensuite, vers sept heures, devant la porte de la maison où ils soupaient, harassés et silencieux, auprès de leur vieille mère, j’allais plus vite, un peu gêné, de même qu’on hâte le pas, secrètement confus, pour s’éloigner plus vite du mendiant qui vous implore.