Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/422

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Oui, ce serait là. Et je regardai vers l’Arc de Triomphe. Il en descendait, comme de petites mécaniques vomies par sa bouche géante, des multitudes d’automobiles. Dix, vingt, trente… il y en avait toujours, des grosses, de plus grosses, d’énormes. Et tout cela passait devant moi. Je n’avais plus qu’à vouloir. Mais laquelle ? Celle-ci, toute rouge déjà ? Celle-là, toute noire, en grand deuil ? Celle-là, toute bleue, heureuse et riante ? Celle-là, toute en cuivre, éclatante ? Celle-là… celle-là ?…

Le meurtrier serait-il ce monsieur en chapeau ? Ce mécanicien en casquette ? ce vieillard ? ce jeune homme ?

Mais qu’importait ! Le premier venu… D’où que la mort me vînt, elle serait toujours aussi bonne. Allons !

…Ils étaient deux : lui, trente ans, joli garçon, riche ; elle, vingt ans, gracieuse et charmante. Ils venaient de se marier, un mariage d’amour, ont raconté les journaux. Comme c’est triste ! Mais aussi, c’est de sa faute, à ce malheureux. Il était cependant bien visible que, si je me jetais sous les roues de son automobile, ce n’était pas par distraction. Alors, pourquoi a-t-il voulu m’éviter ? Pourquoi cet écart brusque et maladroit qui les a précipités l’un et l’autre sur ce lourd camion et les a tués net, les a tués, eux, au lieu de moi ?

J’en fus péniblement affecté. Le destin me poursuivait avec une cruauté tragique. Cette épreuve ajoutée à tant d’autres ! Ma hâte d’en finir n’en devint que plus violente. Il fallait échapper au remords.

Trois jours après j’étais sur la route de Versailles. Que de souvenirs sur cette route, si souvent parcourue en mes jours heureux ! Ma femme !… Mon ami !…

Elles apparaissaient au tournant, semblaient hésiter, puis s’élançaient comme grisées par cet espace libre ouvert devant elles. Et elles faisaient un vacarme joyeux. Et c’était délicieux de les voir.