Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

VIVRE !

Séparateur

Il s’est passé hier un fait bizarre dont je garantis l’authenticité, et qui, d’ailleurs, bien que les détails m’en aient été confiés en secret, ne peut tarder à être connu, du moins dans ses grandes lignes.

Je changerai les noms cependant. Mais qui ne devinera de qui je veux parler quand j’aurai dit que Dermelin et Bradol, anciens champions de bicyclette, passés à l’automobile, se haïssaient de la haine la plus féroce ?

Elle est publique cette haine, personne ne l’ignore. Elle nous a quelquefois divertis par ses explosions imprévues et nous à souvent passionnés comme aux minutes suprêmes qui mettaient aux prises, sur le ciment des vélodromes, les deux hommes exaspérés.

Vieille haine qui date de loin, de l’enfance même ! Au village où ils grandirent ensemble, Dermelin et Bradol luttaient déjà de force, d’adresse, de ruse et de brutalité. Chacun était chef d’une bande de gamins, et l’on s’empoignait rudement, jusqu’à victoire définitive, dans les chemins creux ou dans l’arène des clairières.

Adolescents, soldats, ils prouvèrent, en cent occasions, que leurs sentiments, loin de s’apaiser, croissaient avec l’âge et tiraient de chaque rencontre un nouvel aliment et une nouvelle vigueur. Mais il est certain que les luttes sportives amenèrent cette haine à un degré d’acuité tout à fait exceptionnel. Il y a là un principe d’excitation et de rivalité jalouse qui fait perdre la tête aux mieux équilibrés. Les acclamations vous grisent. Les triomphes vous égarent, les défaites vous affolent. C’est une atmosphère dangereuse pour de jeunes cerveaux. Bien peu qui n’en soient détraqués.