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Toute sa rage jalouse se dissipait, il ne lui restait plus qu’un désespoir sans bornes. Il observa ses camarades. Comme lui, certains étaient mal proportionnés, trop gras ou trop maigres. Il les plaignit. D’autres attendaient, fiers inconsciemment de leur santé visible et de l’harmonie de leurs lignes. Il les envia, mais d’une envie apaisée, dépourvue d’amertume.

Enfin, il se tourna vers Paul Brancourt. Le major l’examinait.

Tout de suite, il ressentit une admiration involontaire et un peu douloureuse. Et des idées nouvelles, qu’il ne songeait pas à analyser, entrèrent de force dans son esprit. De la comparaison que le hasard lui imposait, il concluait nécessairement à son infériorité. Il comptait parmi les faibles et les désarmés, son rival parmi les forts et les beaux, parmi ceux que la nature a choisis pour perpétuer l’espèce. Dans la lutte d’amour, il était voué à la défaite. Son rôle lui commandait de s’effacer, de disparaître. S’il était blessé, il n’avait qu’à s’en prendre qu’à lui. Pourquoi entamer un combat inégal en épousant une femme toute de luxe et de passion ?

Il la comprit. Il comprit que les désirs et les caresses de cette exquise créature devaient aller vers ce mâle superbe. Sa chair, à elle, réclamait une chair jeune et savoureuse, et non sa chair, à lui, malsaine et flétrie. L’union de son corps et du corps de Suzanne était indigne, monstrueuse même. Mais qu’elle se donnât à cet amant, était juste et légitime.

Une résignation attristée le pénétra. Il se sentit bon, généreux, indulgent, sans colère ni haine. Et du fond de son être rasséréné, il excusa la faute de sa femme, il excusa toutes ses fautes futures.

On l’appelait. Il se dirigea vers la table, tremblant de froid, honteux de sa nudité ridicule. Il courbait la tête, pris