Page:Leblanc - De minuit à sept heures, paru dans Le Journal, 1931.djvu/123

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— Énouville, c’est le nom du village…

— C’est celui du petit Gérard ! Il est revenu justement chez sa mère, ces temps-ci. Encore hier, je lui disais : « Ce que vous avez forci, mon petit Gérard !… Tenez, on voit d’ici les tourelles de son château.

— Ils ont un château ? dit Nelly-Rose, abasourdie.

— Oh ! bien délabré, depuis que le père de Gérard est mort à la guerre, laissant des affaires si embrouillées que Mme d’Énouville n’a pu payer les dettes qu’en vendant tous les meubles, et qu’elle habite une petite ferme, celle qui est au bout du chemin creux.

— Mais, son fils ?

— Son fils, qui est tout le temps en voyage, voudrait bien qu’on restaure le château, et il envoie souvent de l’argent. Mais la maman met tout de côté, pour le jour où il se mariera.

— Elle veut donc qu’il se marie ?

— Si elle le veut ! Une demoiselle qui entrerait ici serait la bienvenue, pourvu qu’elle soit jolie, bonne, et qu’elle aime le petit Gérard plus qu’elle-même. En attendant, il travaille.

— Il travaille ?

— Oui, aux champs, comme un paysan… tandis que sa mère s’occupe de la basse-cour et du verger… Vous la connaissez ?

— Pas encore. Mais j’ai eu l’occasion de rencontrer son fils.

— Eh bien, mon enfant, vous verrez une sainte et digne femme. Tenez, prenez le raccourci.

Saluant le prêtre, et souriant gentiment, elle suivit un sentier qui courait à travers les blés et les avoines vertes. Deux rangées de hêtres surmontaient un talus et bordaient le verger et la ferme. La barrière n’était pas close. Nelly-Rose entra dans la cour déserte, animée de pommiers et de poiriers, et dominée, au haut d’une pente, par une longue bâtisse à colombage et à toit de chaume. Presque toutes les portes en étaient ouvertes ainsi que les fenêtres, et le soleil tombait dru sur un seuil hérissé de cailloux taillés et inégaux.

Nelly-Rose vit une vaste pièce qui servait de cuisine et de salle. Le fourneau était tout rouge. Trois couverts étaient mis.

Elle longea la façade. Une chambre s’ouvrait à l’extrémité. Dans l’ombre, elle aperçut une page de journal épinglée au mur et reconnut la page de la Revue polonaise avec ses trois portraits. Hardiment, elle entra, s’approcha. Une petite photographie était fixée au-dessous. L’ayant détachée, elle lut : « Nelly-Rose à dix ans ».

Elle dut s’asseoir un instant, toute frémissante. Et elle avait l’impression qu’elle ne vivait pas dans la réalité, mais que tout se passait comme dans un conte de fées. N’est-il pas juste d’ailleurs qu’il en soit ainsi parfois et que la vie, à certaines minutes, prenne l’aspect d’une féerie merveilleuse ?

Mais un bruit de roues pesantes se faisait entendre du côté de la barrière, et elle sortit aussitôt. C’était une charrette de foin qui rentrait, conduite par Gérard, tête nue, en