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Page:Leblanc - De minuit à sept heures, paru dans Le Journal, 1931.djvu/25

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Une vingtaine de kilomètres séparaient la frontière de la ville aux abords de laquelle habitait Baratof. La troïka parcourut rapidement cette distance, et Baratof l’arrêta devant sa maison, une maison sans luxe mais confortable, qu’entourait un jardin. Pendant qu’un vieux domestique venait prendre la bride des chevaux, les deux hommes mirent pied à terre. Baratof s’empara des besaces et, suivi de Gérard, qui dans ses bras portait le sac, entra dans le jardin.

Au seuil de la maison parut une jeune femme qui se précipita au-devant d’eux.

— Stacia ? ma fille ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.

— Tout à l’heure, chère amie, tout à l’heure, dit Baratof. Ne nous pressons pas, et que je vous présente d’abord mon associé Gérard, dont je vous ai tant parlé.

— Et alors ? je vous en prie… Vite… répondez… ma fille ?

— Gérard a trouvé les perles.

— Mon Dieu, mon Dieu, et Stacia, gémit-elle sanglotante.

Elle entra dans la maison et, regagnant la pièce d’où elle venait un salon, élégamment meublé elle se laissa tomber sur un siège, la tête dans ses mains.

Pour elle, le silence des deux hommes à propos de son enfant, elle l’interprétait comme un échec. Sa fille était perdue.

Gérard, toujours portant son fardeau, l’avait suivie sans mot dire. Baratof, lui, muni des besaces, entraînait vers une pièce voisine le personnage qu’il avait appelé « le vieux ». C’était un vieillard décharné et à favoris, qui avait l’apparence délabrée, et hautaine pourtant, d’un gentilhomme tombé dans le malheur. Ils disparurent tous deux et aussitôt on entendit le bruit d’une violente discussion.

Quelques minutes s’écoulèrent. Dans le salon, la comtesse Valine essuya ses larmes et se redressa, avec un effort visible pour reprendre un peu de calme. À la fin, elle dit douloureusement à Gérard :

— Alors, ma fille est perdue, n’est-ce pas ? Vous n’avez pu la retrouver, monsieur ?… Dites, je vous en supplie.

Gérard regardait la jeune femme : très blonde, mince, élancée, dans un manteau noir très simple, elle était belle et les larmes qui coulaient encore de ses grands yeux, le désespoir qu’exprimait son visage éploré, donnaient à sa beauté un charme pathétique, que le jeune homme admirait en connaisseur. Il éprouvait une grande pitié mêlée de ce sentiment trouble et confus que lui inspirait toute jolie femme. Et, dans ces cas-là, une telle allégresse le soulevait, sa nature heureuse et insouciante le portait à tant de bonne grâce, presque naïve, qu’il se mit à sourire doucement de son air le plus amical.

Elle tressaillit. S’il pouvait sourire, devant son chagrin, est-ce que cela ne signifiait pas ?…

Sans un mot, délicatement, il ouvrit la toile du sac, et, du geste, montra l’enfant.

— Mon Dieu, gémit la comtesse Valine, elle est morte !

— Non, dit-il en riant, elle dort.

Il en était ainsi. Après tant d’épreuves, brisée d’émotion, elle s’était endormie dans la troïka qui la berçait.

La comtesse, délirante de joie, se jeta à genoux près de sa fille et la réveilla sous ses baisers.

— Stacia, ma petite, ma chérie, balbutiait-elle, en étreignant l’enfant qui se serrait contre elle.

Ensuite, elle se retourna vers Gérard, lui saisit les mains et les lui embrassa, criant sa reconnaissance.

— Bah ! dit-il, je suis si heureux d’avoir réussi, et ma petite compagne de voyage a été tellement courageuse !

— Oui, oui, murmurait-elle… Mais c’est vous qui l’avez sauvée… sans vous, elle était perdue pour moi… Comment vous remercier d’avoir risqué votre vie ?…