Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/62

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— Mais ce n’est pas si vieux que cela, maître Delarue. Nous ne devons pas compter les deux cents ans de sommeil. Alors, quoi, soixante-deux ans, c’est tout à fait normal. Son ami, M. de Fontenelle, est bien mort à cent ans, comme le lui avait prédit M. de Beaugreval, et grâce à un élixir de longue vie.

Marco Dario demanda :

— Enfin, vous n’y croyez pas, mademoiselle ?

— Non. Mais tout de même il doit y avoir quelque chose.

— Quelle autre chose ?

— Nous le saurons tout à l’heure. Pour l’instant, je vous avoue à ma honte que je voudrais bien auparavant…

— Quoi ? lui demanda-t-on.

Elle se mit à rire.

— Eh bien, voilà, j’ai faim ! Mais une faim de deux cents ans, une faim comme doit en éprouver le marquis de Beaugreval. L’un d’entre vous n’aurait pas…

Trois des jeunes gens bondirent. L’un courut vers sa moto, les deux autres vers leurs chevaux. Chacun avait des sacoches remplies de provisions qu’ils apportèrent et rangèrent sur l’herbe aux pieds de Dorothée. Le Russe Kourobelef, qui ne possédait qu’un morceau de pain, poussa devant elle, en guise de table, une grande pierre plate.

— Oh ! c’est vraiment gentil, dit-elle en battant des mains. Un déjeuner de famille ! Nous vous invitons, maître Delarue. Et vous aussi, soldat de Wrangel.

Le repas fut joyeux, arrosé de bon vin d’Anjou. Ils burent à la santé du digne gentilhomme qui avait eu l’excellente idée de les réunir dans son château, et Webster proposa un ban en son honneur.

Mais, au fond, les diamants, le codicille, la survie du gentilhomme, sa résurrection, autant de billevesées auxquelles ils ne pensaient plus. L’aventure se terminait pour eux avec la lecture de la lettre et avec le repas improvisé. Et combien déjà elle était extraordinaire !

— Et si amusante ! disait Dorothée qui ne cessait de rire. Je vous assure que je ne me suis jamais tant amusée ! Jamais !…

Ses quatre cousins, comme elle les appelait, s’empressaient autour d’elle, attentifs à ses moindres gestes, riant et s’étonnant de ses paroles. Du premier coup, ils la connaissaient et elle les connaissait, sans qu’ils eussent tous les cinq à passer par les phases habituelles des relations entre gens qui ne se sont jamais vus. Elle était pour eux la grâce, la beauté, l’esprit, la fraîcheur. Elle représentait le pays charmant d’où jadis leurs ancêtres étaient partis, et ils la retrouvaient à la fois comme une sœur dont on est fier, et comme une femme que l’on voudrait conquérir.

Rivaux déjà, ils tâchaient de se faire valoir les uns aux dépens des autres.

Errington, Webster et Dario organisèrent des luttes, des tours de force, des jeux d’équilibre, des courses. Comme récompense, ils n’en demandaient qu’une à Dorothée, reine du tournoi, c’était d’être regardé par elle, par ces beaux yeux dont ils subissaient la séduction profonde et qui leur semblaient soudain les plus beaux yeux qu’ils eussent jamais vus.

Mais le vainqueur du tournoi, ce fut Dorothée. Dès qu’elle y prit part, les autres n’eurent plus qu’à s’asseoir, à regarder et à s’émerveiller.

Un pan de mur, dont le faîte était mince et presque coupant, lui servit de corde raide. Elle escalada des arbres d’où elle se laissait tomber de branche en branche. Sautant sur le grand cheval de Dario, elle exigea de lui des pas de haute école. Puis, saisissant la bride du poney, elle fit de la voltige sur les deux chevaux, à califourchon, couchée ou debout.

Et tout cela décemment, avec une grâce où il y avait de la pudeur, de la réserve, et nulle coquetterie. Les jeunes gens montraient de l’enthousiasme et de la stupeur. L’acrobate les ravissait. Mais la jeune fille leur imposait un respect dont aucun d’eux n’eût songé à se départir. Qu’était-elle ? Ils l’appelaient princesse en riant, mais leur rire avait de la déférence. En réalité, ils ne comprenaient pas.

Ce n’est qu’à trois heures de l’après-midi qu’on résolut d’entreprendre la fin de l’expédition. Ils y allèrent tous comme à une partie de plaisir. Me Delarue, à qui le petit vin d’Anjou montait un peu à la tête, sa cravate dénouée, son chapeau haut de