Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/75

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introduit, profitant du désordre, dans la roulotte, pour y fouiller le réduit où elle couchait et ouvrir la petite bourse de cuir accrochée à la cloison ?

Maître de la médaille, le voleur revenait en hâte jusqu’aux ruines de La Roche-Périac et disposait sa troupe dans cette presqu’île dont les moindres recoins devaient lui être connus, et où il avait tout combiné en vue de la journée fatidique du 12 juillet 1921. Sans aucun doute, une répétition générale avait lieu entre lui et le complice chargé de tenir le rôle du marquis endormi. Recommandations suprêmes. Promesses en cas de réussite. Menaces en cas d’échec. Et, à midi, il arrivait tranquillement devant l’horloge, comme les autres étrangers, présentait la médaille, unique pièce d’identité requise, et assistait à la lecture du testament.

Puis c’était la montée dans la tour et la résurrection du marquis. Un instant de plus, Dorothée remettait le codicille, et le but était atteint. La grande machination ourdie depuis si longtemps par d’Estreicher aboutissait, et comment ne pas constater que, jusqu’à la dernière minute, il y avait dans l’exécution de ce plan, comme dans l’exécution des actes imprévus, nécessités par les hasards, la même hardiesse, la même sûreté, la même vigueur, la même décision méthodique ? Certaines batailles ne se gagnent qu’en présence du chef.

— Il est là, pensait-elle, éperdue. Il s’est évadé de prison, et il est là. Son complice allait le trahir et se joindre à nous, il l’a tué. Lui seul est capable d’agir ainsi. Il est là. Débarrassé de sa barbe et de ses lunettes, le crâne rasé, le bras en écharpe, camouflé en soldat russe, ne disant pas un mot, changeant son allure, à l’écart, il était méconnaissable. Mais c’est bien d’Estreicher. Maintenant, il a les yeux fixés sur moi. Il hésite. Il se demande si je l’ai deviné sous son déguisement… s’il peut encore jouer la comédie… ou bien s’il va se démasquer à son tour et nous contraindre, le revolver en main, à lui livrer le codicille, c’est-à-dire les diamants ?

Dorothée ne savait que faire. À sa place, un homme de son caractère et de sa trempe eût résolu la question en se précipitant sur l’ennemi. Mais une femme ?… D’avance, ses jambes fléchissaient sous elle. Elle avait peur. Peur aussi pour les trois jeunes gens que d’Estreicher pouvait abattre en trois coups de revolver.

Elle écarta ses mains de son visage. Sans se détourner, elle les vit qui attendaient, tous les quatre. D’Estreicher formait groupe avec les autres, les yeux fixés sur elle… oui, les yeux fixés sur elle… elle sentait le regard féroce qui suivait ses moindres gestes et cherchait à pénétrer ses intentions.

Elle glissa d’un pas vers la porte. Son dessein était de gagner cette porte, de barrer la route à l’ennemi, de lui faire face, et de se jeter entre lui et les trois jeunes gens. Bloqué contre les murs de la pièce, sans retraite possible, il y avait bien des chances pour qu’il fût contraint de subir la volonté de trois hommes solides et résolus.

Elle se déplaça encore d’un pas, par un mouvement imperceptible, puis d’un pas encore. Trois mètres la séparaient de la porte. Elle en voyait, de côté, la masse lourde, bardée de clous.

Elle expliqua, comme si la disparition de la médaille n’avait pas cessé de l’obséder :

— J’ai dû la perdre l’autre jour… elle était sur mes genoux… j’aurai oublié de la remettre…

Tout à coup, elle prit son élan.

Trop tard. À la seconde précise où elle s’était ramassée sur elle-même, d’Estreicher, la prévenant, avait bondi devant la porte, les bras tendus, deux revolvers aux poings.

Cet acte soudain ne fut ponctué d’aucune parole. Il n’en était pas besoin, d’ailleurs, pour que les trois jeunes gens se rendissent compte que l’assassin du faux marquis se trouvait en face d’eux. Sous la menace, ils reculèrent instinctivement, puis, aussitôt, se reprenant, prêts à la riposte, ils avancèrent.

Dorothée les arrêta au moment où d’Estreicher allait tirer. Dressée devant eux, elle les protégeait, certaine que le bandit n’oserait pas presser la détente. Mais il la visait en pleine poitrine, et les jeunes gens ne pouvaient pas bouger, tandis que lui, le bras droit tendu, de sa main gauche qui ne lâchait cependant pas le second revolver, il cherchait la serrure.

— Mais laissez-nous, mademoiselle ! cria Webster hors de lui.

— Un seul geste, et il me tue, déclara-t-elle.

Le bandit ne prononça pas un mot. Il entr’ouvrit la porte derrière lui, s’aplatit contre le mur, puis, rapidement, fila.

Les trois jeunes gens s’élancèrent, comme des chiens qu’on découple, mais ils se heurtèrent à l’obstacle du lourd vantail.