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tilhomme barbu la présenta au comte et à la comtesse.

Mlle Dorothée, la directrice du cirque.

La comtesse Octave salua. Le comte plaisanta :

— Est-ce comme directrice de cirque que mademoiselle juge un carton ?

— Comme amateur.

— Ah ! mademoiselle tire aussi ?

— À l’occasion.

— Sur les jaguars ?

— Non, sur les têtes de pipe.

— Et mademoiselle ne manque pas son coup ?

— Jamais.

— À condition, bien entendu, d’avoir une arme de premier choix ?

— Nullement. Un bon tireur se sert de n’importe quoi qui lui tombe sous la main… même d’une mécanique hors d’usage comme celle-ci.

Elle empoigna la crosse d’un vieux pistolet, se fit donner six cartouches, et visa le carton déchiqueté par le comte de Chagny.

La première balle fit mouche. La seconde écorna le cercle noir. La troisième fit mouche.

Le comte était stupéfait.

— C’est prodigieux !… Elle ne prend même pas la peine de viser… Qu’en dites-vous, d’Estreicher ?

Enthousiasmé, celui que Dorothée appelait le gentilhomme barbu s’écria :

— Inouï ! Fantastique ! Mademoiselle, vous pourriez faire fortune…

Sans répondre, avec ses trois autres balles, elle cassa deux tuyaux de pipe et abattit une coquille d’œuf qui dansait à l’extrémité d’un jet d’eau.

Et tout de suite, écartant ses admirateurs, apostrophant la foule ébahie, elle déclara :

— Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous dire que la représentation du cirque Dorothée continue. Après les exercices de tir, les visions chorégraphiques, et puis les manœuvres de force, d’adresse, de voltige, à pied, à cheval, sur la terre et dans l’air. Feu d’artifice, régates, courses d’autos, combats de taureaux, attaques de chemin de fer, tout y passera. On commence, messieurs et dames.

À partir de ce moment, Dorothée ne fut plus que mouvement, exubérance et gaîté. Saint-Quentin avait tracé, devant la petite porte de la roulotte, un cercle assez large marqué par une corde que soutenaient des piquets de fer. Autour de cette arène où des chaises étaient réservées aux châtelains, on s’entassa, sur des bancs, sur des échelles, sur ce qu’on put trouver aux environs.

Et Dorothée dansa. Sur une corde d’abord, tendue entre deux poteaux. Elle bondissait, comme un volant que la raquette reçoit et renvoie plus haut encore. Ou bien, elle se couchait et se balançait comme sur un hamac, marchait en avant et en arrière, se retournait, saluait à droite et à gauche. Puis elle sauta à terre et se mit à danser.

Mélange extraordinaire de toutes les danses, où rien ne semblait étudié ni volontaire, où tous les gestes et toutes les attitudes paraissaient inconscients et comme provoqués par une suite d’inspirations soudaines. Tour à tour, elle fut la dancing girl de Londres, l’Espagnole armée de castagnettes, la Russe qui tournoie et qui bondit, ou, dans les bras de Saint-Quentin, la fille de bar qui danse un tango lent et sauvage.

Et, chaque fois, il lui suffisait d’un mouvement, de presque rien qui déplaçait son châle ou modifiait sa coiffure, pour être des pieds à la tête Espagnole ou Russe, Anglaise ou Argentine. Et c’était toujours une vision incomparable de grâce, de charme, de jeunesse harmonieuse et saine, de volupté et de pudeur, de joie excessive et mesurée.

Castor et Pollux, penchés sur un vieux tambour, faisaient avec leurs doigts un accompagnement de mélopée sourde. Sans un mot, sans un cri, le public regardait et admirait, déconcerté par tant de fantaisie et par la diversité des images qui passaient devant lui. À l’instant même où il la considérait comme une gamine en train d’exécuter des pirouettes, elle lui apparaissait tout à coup sous l’aspect d’une dame à jupe longue, qui manie l’éventail et danse le menuet. Était-ce une enfant ? Une femme ? Avait-elle moins de quinze ans, ou plus de vingt ans ?

Elle coupa court aux applaudissements qui éclatèrent soudain dès qu’elle s’arrêta, en sautant sur le toit de la roulotte, et en ordonnant d’un geste impérieux :

— Silence ! Le capitaine s’éveille.

Il y avait, derrière le siège, un long panier étroit, en forme de guérite fermée. Le soulevant à moitié par un bout, elle entrouvrit le couvercle et s’écria :

— Eh bien, capitaine Montfaucon, on a bien dormi ? Dites donc, capitaine, nous sommes un peu en retard pour nos exercices. À l’amende, capitaine !