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idée amenait un chagrin nouveau, et chaque raisonnement montrait la force de ce chagrin.

Jadis il rêvait à Bertrande, comme à un être tout proche de lui ; sans articuler de paroles fixes, il conversait indéfiniment avec elle, et ses réflexions les plus niaises, sur la pluie ou sur la poussière, il les communiquait à ce fantôme inséparable qui vivait de son imagination.

Il n’y rêvait plus de la sorte. Entre eux se dressaient des mots et des faits. Et tout cela formait des barrières solides qui prenaient des apparences et des dimensions diverses, selon les comparaisons où il s’aventurait. Quelquefois c’était une montagne qui la séparait de lui, ou un océan, ou une porte de fer, ou un torrent de flammes, toujours c’était un obstacle invincible.

— N’est-ce pas comme autant de murs et de fossés que je sois marié, que j’aie des enfants, que j’habite Paris, qu’elle soit, elle, fiancée, vierge, amie de ma femme ?

Tous ces obstacles, au fond, il ne les maudissait que comme des interdictions d’espérer le corps de Bertrande. Son désir se cabrait contre eux, désir fougueux qui n’avait pas subi l’accroissement lent des tentations successives, mais qui s’était révélé brutal et inexorable. Il s’oubliait à détailler ce qu’il savait de la jeune fille, l’attrait de sa nuque brune, l’audace de sa poitrine, ses jambes, ses bras qui tendaient l’étoffe.

— Je connaissais tout cela, et j’ignorais même que sa bouche fût exquise. Pourquoi ne la puis-je plus imaginer que liée à mes lèvres ?