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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/14

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questions de dates, par exemple, pouvaient être élucidées sur-le-champ. Il les trouva dans leur pavillon, tous deux très agités. Jérôme un journal à la main et Rosalie gesticulant avec effroi.

– Ça y est, monsieur, s’écria Jérôme. Monsieur peut en être sûr : c’est pour tantôt !

– Quoi ? fit Paul.

– La mobilisation. Monsieur verra ça. J’ai vu les gendarmes, des amis à moi, et ils m’ont averti. Les affiches sont prêtes. Paul observa distraitement :

– Les affiches sont toujours prêtes.

– Oui, mais on va les coller tantôt, monsieur verra ça. Et puis, que monsieur lise le journal. Ces cochons-là – que monsieur m’excuse, il n’y a pas d’autre mot – ces cochons-là veulent la guerre. L’Autriche entrerait bien en pourparlers, mais pendant ce temps, eux ils mobilisent, et voici plusieurs jours. À preuve qu’on ne peut plus entrer chez eux. Bien plus, hier, pas loin d’ici, ils ont démoli une gare française et fait sauter des rails. Que monsieur lise !

Paul parcourut des yeux les dépêches de la dernière heure, mais, quoiqu’il eût l’impression de leur gravité, la guerre lui semblait une chose si invraisemblable qu’il n’y prêta qu’une attention passagère.

– Tout cela s’arrangera, conclut-il, c’est leur manière de causer, la main sur la garde de l’épée, mais je ne veux pas croire…

– Monsieur a bien tort, murmura Rosalie.

Il n’écoutait plus, ne songeant au fond qu’à la tragédie de son destin et cherchant par quelle voie il obtiendrait de Jérôme les réponses qui lui étaient nécessaires. Mais, incapable de se contenir davantage, il attaqua le sujet franchement.

– Vous savez peut-être, Jérôme, que madame et moi nous sommes entrés dans la chambre de la comtesse d’Andeville.

Cette déclaration fit sur le garde et sur sa femme un effet extraordinaire, comme si c’eût été un sacrilège de pénétrer dans cette chambre close depuis si longtemps, la chambre de madame, ainsi qu’ils l’appelaient entre eux.

– Est-ce Dieu possible ! balbutia Rosalie.

Et Jérôme ajouta :

– Mais non, mais non, puisque j’avais envoyé à M. le comte la seule clef du cadenas, une clef de sûreté.

– Il nous l’a donnée hier matin, dit Paul.

Et, tout de suite, sans s’occuper davantage de leur stupeur, il interrogea :

– Il y a entre les deux fenêtres le portrait de la comtesse d’Andeville. À quelle époque ce portrait fut-il apporté et placé là ?

Jérôme ne répondit pas aussitôt. Il réfléchissait. Il regarda sa femme, puis, après un instant, articula :

– Mais c’est bien simple, à l’époque où M. le comte a expédié tous ses meubles au château, avant l’installation.

– C’est-à-dire ?

Durant les trois ou quatre secondes que Paul attendit la réponse, son angoisse fut intolérable. Cette réponse était décisive.

– Eh bien ? reprit-il.

– Eh bien, au printemps de l’année 1898.

– 1898 !

Ces mots, Paul les répéta d’une voix sourde. 1898, c’était l’année même où son père avait été assassiné !

Sans se permettre de réfléchir, avec le sang-froid du juge d’instruction qui ne dévie pas du plan qu’il s’est tracé, il demanda :

– Ainsi donc le comte et la comtesse d’Andeville sont arrivés ici ?…

– M. le comte et Mme la comtesse sont arrivés au château le 28 août 1898, et ils sont repartis pour le Midi le 24 octobre.

Maintenant Paul connaissait la vérité, puisque l’assassinat de son père avait eu lieu le 19 septembre. Et toutes les circonstances qui dépendaient de cette vérité, qui l’expliquaient en ses principaux détails, ou qui en découlaient, lui apparurent d’un coup. Il se rappela que son père entretenait des relations d’amitié avec le comte d’Andeville. Il se dit que son père avait dû, au cours de son voyage en Alsace, apprendre le séjour en Lorraine de son ami d’Andeville, et projeter de lui faire la surprise d’une visite. Il évalua la distance qui séparait Ornequin de Strasbourg, distance qui correspondait bien aux heures passées en chemin de fer. Et il interrogea :

– Combien de kilomètres d’ici à la frontière ?

– Exactement sept, monsieur.

– De l’autre côté, on arrive à une petite ville allemande assez rapprochée, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, Ebrecourt.

– Peut-on prendre un raccourci pour aller à la frontière ?

– Jusqu’à moitié route de la frontière, oui, monsieur, un sentier en haut du parc.

– À travers le bois ?

– À travers les bois de M. le comte.

– Et dans ces bois…

Il n’y avait plus, pour acquérir la certitude totale, absolue, celle qui résulte, non pas d’une interprétation des faits, mais des faits eux-mêmes, devenus pour ainsi dire visibles et palpables, il n’y avait plus qu’à poser la question suprême : dans les bois n’y a-t-il pas une petite chapelle au milieu d’une clairière ? Pourquoi Paul Delroze ne la posa-t-il pas, cette question ? Jugea-t-il qu’elle était vraiment trop précise, et qu’elle pouvait amener le garde-chasse à des réflexions et à des rapprochements que motivait déjà amplement la nature même de l’entretien ? Il se contenta de dire encore :

– La comtesse d’Andeville n’a-t-elle pas voyagé pendant les deux mois qu’elle habitait Ornequin ? Une absence de quelques jours…

– Ma foi non. Mme la comtesse n’est pas sortie de son domaine.

– Ah ! elle restait dans le parc ?