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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/25

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C’était Bernard d’Andeville, le frère d’Elisabeth. Bernard appartenant à la 9e compagnie, Paul avait réussi depuis leur rencontre à l’éviter, ou du moins à ne pas lui parler. Mais il savait que le jeune homme se battait bien.

– Ah ! c’est toi, dit-il.

– En chair et en os, s’écria Bernard. Je suis venu avec mon lieutenant, et lorsque je t’ai vu monter dans l’auto et emmener ceux qui se présentaient, tu comprends si j’ai saisi l’occasion !

Et il ajouta, d’un ton qui s’embarrassait :

– L’occasion de faire un joli coup sous tes ordres, et l’occasion de te parler, Paul… car je n’ai pas eu de chance jusqu’ici… Il m’a même semblé que tu n’étais pas avec moi… comme je l’espérais.

– Mais si, mais si, articula Paul… seulement, les préoccupations…

– Au sujet d’Elisabeth, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je comprends. Tout de même cela n’explique pas qu’il y ait entre nous… comme une gêne…

À ce moment, l’Alsacien prescrivit :

– Il ne faut pas se montrer… Des uhlans !…

Une patrouille débouchait d’un chemin de traverse, au détour d’un bois. Il leur cria, en passant près d’eux :

– Fichez le camp, camarades ! Au galop ! voilà les Français !…

Paul profita de l’incident pour ne pas répondre à son beau-frère. Il avait forcé la vitesse, et l’auto filait avec un fracas de tonnerre, escaladant les pentes et dévalant comme une trombe.

Les détachements ennemis se faisaient plus nombreux. L’Alsacien les interpellait, ou, par signes, les incitait à une retraite immédiate.

– Ce que c’est rigolo de les voir ! dit-il en riant. C’est une galopade effrénée derrière nous. Et il ajouta :

– Je vous avertis, sergent, qu’à ce train-là nous allons tomber en plein Corvigny. Est-ce ça que vous voulez ?

– Non, répliqua Paul, on s’arrêtera en vue de la ville.

– Et si l’on est cerné ?

– Par qui ? En tout cas, ce n’est pas ces bandes de fuyards qui pourraient s’opposer à notre retour. Bernard d’Andeville prononça :

– Paul, je te soupçonne de ne pas penser du tout au retour.

– Du tout, en effet. As-tu peur ?

– Oh ! quel vilain mot !

Mais, après un silence, Paul reprit d’une voix où il y avait moins de rudesse :

– Je regrette que tu sois venu, Bernard.

– Le danger est-il donc plus grand pour moi que pour toi et pour les autres ?

– Non.

– Alors, fais-moi l’honneur de ne rien regretter.

Toujours debout, penché au-dessus du sergent, l’Alsacien indiqua :

– La pointe de clocher en face de nous, derrière le rideau d’arbres, c’est Corvigny. J’estime qu’en obliquant sur les hauteurs de gauche nous pourrions voir ce qui se passe dans la ville.

– Nous le verrons bien mieux en y entrant, remarqua Paul. Seulement, nous risquons gros… Toi surtout, l’Alsacien. Prisonnier, on te fusille. Dois-je te descendre avant Corvigny ?

– Vous ne m’avez pas regardé, sergent.

La route rejoignait la ligne du chemin de fer. Puis apparurent les premières maisons des faubourgs. Quelques soldats se montraient.

– Pas un mot à ceux-là, ordonna Paul, il ne faut pas les effaroucher… sans quoi ils nous prendraient de dos au moment décisif.

Il reconnut la gare et constata qu’elle était fortement occupée. Le long de l’avenue qui montait à la ville, des casques à pointe allaient et venaient.

– En avant ! s’écria Paul. S’il y a des rassemblements de troupes, ce ne peut être que sur la place. Les mitrailleuses sont prêtes ? Et les fusils ? Prépare le mien, Bernard. Et, au premier signal, feu à volonté !

L’auto déboucha violemment, en pleine place. Ainsi qu’il l’avait prévu, une centaine d’hommes s’y trouvaient, tous massés devant le porche de l’église, auprès des faisceaux des baïonnettes. L’église n’était plus qu’un monceau de décombres, et presque toutes les maisons de la place avaient été anéanties par le bombardement.

Les officiers qui se tenaient à l’écart, poussèrent des exclamations joyeuses et gesticulèrent en apercevant cette auto qu’ils avaient envoyée en reconnaissance, et dont ils attendaient évidemment le retour avant de prendre une décision sur la défense de la ville. Rejoints sans doute par des officiers de liaison, ils étaient nombreux. Un général les dominait tous de sa haute taille. Des automobiles stationnaient à quelque distance.

La rue était pavée, mais aucun trottoir ne la séparait du terrain même de la place. Paul la suivit, puis, à vingt mètres des officiers, il donna un coup de volant brutal, et l’effroyable machine fonça droit dans le groupe, renversa, écrasa, obliqua légèrement pour prendre d’enfilade tous les faisceaux de fusils et pénétra comme une masse irrésistible au milieu du détachement. Ce fut la mort, et la bousculade, et la fuite éperdue, et les vociférations de la douleur et de l’épouvante.

– Feu à volonté ! cria Paul qui arrêta la voiture. Et, de ce blockhaus imprenable, surgi soudain au centre de la place, la fusillade commença, tandis que se précipitait le crépitement sinistre des deux mitrailleuses.

En l’espace de cinq minutes, la place fut jonchée de morts et de blessés. Le général et plusieurs officiers gisaient inertes. Les survivants se sauvèrent.