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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/27

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– Est-ce que tu la reconnaîtrais ?

– Sans hésitation.

– Tu m’as parlé de fichu ? De quelle couleur ?

– Noir.

– Fermé, comment ? Par un nœud ?

– Non, par une broche.

– Un camée ?

– Oui, un large camée encerclé d’or. Comment sais-tu cela ?

Paul garda le silence assez longtemps et murmura :

– Je te montrerai demain, dans une des pièces du château d’Ornequin, un portrait qui doit avoir avec la femme qui t’a accosté une ressemblance frappante, la ressemblance qui peut exister entre deux sœurs peut-être… ou bien… ou bien…

Il saisit son beau-frère par le bras, et, l’entraînant :

– Écoute, Bernard, il y a autour de nous, dans le passé et dans le présent, des choses effrayantes… qui pèsent sur ma vie et sur la vie d’Elisabeth… sur la tienne aussi par conséquent. Ce sont des ténèbres affreuses, au milieu desquelles je me débats et où des ennemis que j’ignore poursuivent depuis vingt ans un plan auquel je ne puis rien comprendre. Dès le début de cette lutte mon père est mort, victime d’un assassinat. Aujourd’hui, c’est moi que l’on attaque. Mon union avec ta sœur est brisée, et rien ne peut plus nous rapprocher l’un de l’autre, de même que rien non plus ne peut faire qu’il y ait, entre toi et moi, l’amitié et la confiance que nous avions le droit d’espérer. Ne m’interroge pas Bernard, ne cherche pas à en savoir d’avantage. Un jour peut-être, et je ne souhaite pas qu’il arrive, tu sauras pourquoi je te demande le silence.


VI

ce que paul vit au château d’ornequin


Dès l’aube, Paul Delroze fut réveillé par des sonneries de clairon. Et, tout de suite, dans le duel des canons qui commença, il reconnut la voix brève et sèche du 75 et l’aboiement rauque du 77 allemand.

– Tu viens, Paul ? appela Bernard. Le café est servi en bas.

Les deux beaux-frères avaient trouvé deux chambres au-dessus d’un marchand de vin. Tout en faisant honneur à un déjeuner substantiel, Paul, qui, la veille au soir, avait recueilli des renseignements sur l’occupation de Corvigny et d’Ornequin, raconta :

– Le Mercredi le 19 août, Corvigny, à la grande satisfaction de ses habitants, pouvait encore croire que les horreurs de la guerre lui seraient épargnées. On se battait en Alsace et devant Nancy. On se battait en Belgique, mais il semblait que l’effort allemand négligeât la route d’invasion, étroite il est vrai et en apparence d’intérêt secondaire, qu’offrait la vallée du Liseron. À Corvigny, une brigade française poussait activement les travaux de défense. Le Grand et le Petit-Jonas étaient prêts sous leur coupole de béton. On attendait.

– Et Ornequin ? demanda Bernard.

– À Ornequin, nous avions une compagnie de chasseurs à pied dont les officiers habitaient le château. Jour et nuit cette compagnie, soutenue par un détachement de dragons, patrouillait le long de la frontière.

« En cas d’alerte, la consigne était de prévenir aussitôt les forts et de se replier tout en résistant énergiquement.

« La soirée de ce mercredi fut absolument tranquille. Une douzaine de dragons avaient galopé au-delà de la frontière jusqu’en vue de la petite ville allemande d’Ebrecourt. Aucun mouvement de troupes ne se dessinait de ce côté ni sur la ligne de chemin de fer qui aboutit à Ebrecourt. Nuit paisible également. Pas un coup de fusil. Il est prouvé qu’à deux heures du matin pas un soldat allemand n’avait franchi la frontière. Or c’est à deux heures précises qu’une formidable détonation retentit. Quatre autres la suivirent à des intervalles très rapprochés. Ces cinq détonations étaient dues à l’explosion de cinq obus de 420 qui détruisirent du premier coup les trois coupoles du Grand-Jonas et les deux coupoles du Petit-Jonas. »

– Comment ! mais Corvigny est à vingt-quatre kilomètres de la frontière, et les 420 ne portent pas à cette distance !

– N’empêche qu’il tomba encore six gros obus à Corvigny, tous sur l’église et sur la place. Et ces six obus tombèrent vingt minutes plus tard, c’est-à-dire au moment où l’on pouvait supposer que, l’alerte étant donnée, la garnison de Corvigny s’était rassemblée sur la place. C’est, en effet, ce qui eut lieu, et tu peux deviner le carnage qui en résulta.

– Soit, mais encore une fois, la frontière est à vingt-quatre kilomètres. Une telle distance a donc dû laisser à nos troupes le temps de se reformer et de se préparer aux attaques que ce bombardement annonçait. On a eu pour le moins trois ou quatre heures devant soi.

– Pas un quart d’heure. Le bombardement n’était pas fini que l’assaut commença. Un assaut ? Non pas. Nos troupes, celles de Corvigny, comme celles qui accouraient des deux forts, nos troupes décimées et en déroute, étaient entourées d’ennemis, massacrées ou obligées de se rendre, avant même que l’on pût organiser un semblant de résistance. Cela se produisit subitement, sous la lumière aveuglante de projecteurs dressés on ne sait où et on ne sait comment. Et cela eut un dénouement immédiat. On peut dire qu’en dix minutes Corvigny fut investi, attaqué, pris et occupé par l’ennemi.

– Mais d’où venait-il ? D’où sortait-il ?

– On l’ignore.

– Et les patrouilles de nuit à la frontière ? Les postes de sentinelles ? La compagnie détachée au château d’Ornequin ?