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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/30

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n’avait pas commise, et la livrant à toutes les tortures. Et il marchait rapidement, suivi de loin par ses hommes.

Mais, à l’endroit où le raccourci débouche sur la route, en vue du Liseron, il fut rejoint par un cycliste. Le colonel donnait l’ordre que la section attendît le gros du régiment pour une attaque d’ensemble. Ce fut l’épreuve la plus dure.

Paul, en proie à une exaltation croissante, frissonnait de fièvre et de colère.

– Voyons, Paul, lui disait Bernard, ne te mets pas dans un état pareil ! Nous arriverons à temps.

– À temps… pour quoi faire ? répliquait-il. Pour la retrouver morte ou blessée ?… Ou pour ne pas la retrouver du tout ? Et puis quoi ! nos sacrés canons, ils ne peuvent pas se taire ? Qu’est-ce qu’ils bombardent maintenant que l’adversaire ne répond plus ? Des cadavres… des maisons démolies…

– Et l’arrière-garde qui couvre la retraite allemande ?

– Eh bien, ne sommes-nous pas là, nous, les fantassins ? C’est notre affaire. Un déploiement de tirailleurs, et puis une bonne charge à la baïonnette…

Enfin, la section repartit, renforcée par le reste de la troisième compagnie et sous le commandement du capitaine. Un détachement de hussards passa au galop, se dirigeant vers le village afin de couper la route aux fugitifs. La compagnie obliqua vers le château.

En face c’était le grand silence de la mort. Piège peut-être ? Ne pouvait-on croire que des forces ennemies solidement retranchées et barricadées se préparaient à la résistance suprême ?

Dans l’allée des vieux chênes qui conduisait à la cour d’honneur, rien de suspect. Aucune silhouette, aucun bruit.

Paul et Bernard toujours en tête, le doigt sur la détente de leur fusil, fouillaient d’un regard aigu le jour confus des sous-bois. Par-dessus le mur, tout proche et troué de brèches béantes, s’élevaient des colonnes de fumée.

En approchant, ils entendirent des gémissements, puis la plainte déchirante d’un râle. C’étaient des blessés allemands.

Et soudain la terre trembla, comme si un cataclysme intérieur en eût brisé l’écorce, et, de l’autre côté du mur, ce fut une explosion formidable, ou plutôt une suite d’explosions, comme des coups de tonnerre répétés. L’espace s’obscurcit sous une nuée de sable et de poussière, d’où jaillissaient toutes sortes de matériaux et de débris. L’ennemi avait fait sauter le château.

– Cela nous était destiné, sans doute, dit Bernard, nous devions sauter en même temps. L’affaire a été mal calculée.

Quand ils eurent franchi la grille, le spectacle de la cour bouleversée, des tourelles éventrées, du château anéanti, des communs en flammes, des agonisants qui se convulsaient, des cadavres amoncelés, les effraya, au point qu’ils eurent un mouvement de recul.

– En avant ! En avant ! cria le colonel qui accourait au galop. Il y a des troupes qui ont dû se défiler à travers le parc.

Paul connaissait le chemin, l’ayant parcouru quelques semaines plus tôt, en des circonstances si tragiques. Il s’élança à travers les pelouses, parmi les blocs de pierre et les arbres déracinés. Mais, comme il passait en vue d’un petit pavillon qui se dressait à l’entrée du bois, il s’arrêta, cloué net au sol. Et Bernard et tous les hommes demeuraient stupéfaits, béants d’horreur.

Contre le mur de ce pavillon, il y avait, debout, deux cadavres attachés à des anneaux par la même chaîne qui leur encerclait le ventre. Les bustes plongeaient au-dessus de la chaîne et les bras pendaient jusqu’à terre.

Cadavres d’homme et de femme, Paul reconnaissait Jérôme et Rosalie.

Ils avaient été fusillés.

À côté d’eux, la chaîne continuait. Un troisième anneau était scellé au mur. Du sang souillait le plâtre, et des traces de balles étaient visibles. Sans aucun doute, il y avait eu une troisième victime et le cadavre avait été enlevé.

En s’approchant, Paul remarqua dans le plâtre un éclat d’obus qui s’y était incrusté. Au bord du trou, entre le plâtre et le fragment de projectile, on voyait une poignée de cheveux, des cheveux blonds aux teintes dorées, des cheveux arrachés à la tête d’Elisabeth.


VII

h. e. r. m.


Plus encore que du désespoir et que de l’horreur, Paul éprouva, sur le moment, un immense besoin de se venger, et tout de suite, à n’importe quel prix. Il regarda autour de lui, comme si tous les blessés qui agonisaient dans le parc eussent été coupables du meurtre monstrueux…

– Les lâches ! grinçait-il, les assassins !…

– Es-tu sûr ?… balbutia Bernard… Es-tu sûr que ce soient les cheveux d’Elisabeth ?

– Mais oui, mais oui, ils l’ont fusillée comme les deux autres. Je les reconnais tous les deux, c’est le garde et sa femme. Ah ! les misérables…

Paul leva sa crosse sur un Allemand qui se traînait dans l’herbe, et il allait frapper, lorsque son colonel arriva près de lui.

– Eh bien, Delroze, qu’est-ce que vous faites ? Et votre compagnie ?

– Ah ! si vous saviez, mon colonel ! …

Paul se précipita sur son chef. Il avait un air de démence, et il articula, en brandissant son fusil :

– Ils l’ont tuée, mon colonel ; oui, ils ont fusillé ma femme… Tenez, contre ce mur, avec les deux personnes qui la servaient…