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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/32

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nous sauver tous, disait-il. Mais seule l’automobile est venue, et l’a sauvé, lui.

– L’oberleutnant connaît son nom, sans doute ? Est-il blessé grièvement ?

– L’oberleutnant ? Une jambe cassée. Nous l’avons étendu dans un pavillon du parc.

– Le pavillon contre lequel on a fusillé ?…

– Oui.

Or, on approchait de ce pavillon, sorte de petite orangerie où l’on rentrait les plantes l’hiver. Les cadavres de Rosalie et de Jérôme avaient été enlevés. Mais la chaîne sinistre pendait le long du mur, attachée aux trois anneaux de fer, et Paul revit, avec un frémissement d’épouvante, les traces des balles et le petit éclat d’obus qui retenait dans le plâtre les cheveux d’Elisabeth.

Un obus français ! Cela ajoutait encore de l’horreur à l’atrocité du meurtre.

Ainsi donc, la veille, lorsque lui, Paul, par la capture de l’automobile blindée et par son raid audacieux jusqu’à Corvigny, avait ouvert la route aux troupes françaises, il déterminait les événements qui aboutissaient au meurtre de sa femme ! L’ennemi se vengeait de sa reculade en fusillant les habitants du château ! Elisabeth, collée au mur, rivée à une chaîne, était criblée de balles ! Et, par une ironie affreuse, son cadavre recevait encore les éclats des premiers obus que les canons français avaient tirés avant la nuit, du haut des collines avoisinant Corvigny.

Paul enleva le fragment d’obus et détacha les boucles d’or qu’il recueillit précieusement. Ensuite, avec Bernard, il entra dans le pavillon où déjà les infirmiers avaient installé une ambulance provisoire. Il trouva l’oberleutnant étendu sur une couche de paille, bien soigné, et en état de répondre aux questions.

Tout de suite un point se précisa, de façon très nette, c’est que les troupes allemandes qui avaient tenu garnison au château d’Ornequin n’avaient eu, pour ainsi dire, aucun contact avec celles qui, la veille, s’étaient repliées en avant de Corvigny et des forts contigus. Comme si l’on eût peur qu’une indiscrétion fût commise relativement à ce qui s’était passé pendant l’occupation du château, la garnison avait été évacuée dès l’arrivée des troupes de combat.

– À ce moment, raconta l’oberleutnant, qui faisait partie de ces dernières, il était sept heures du soir, vos 75 avaient déjà repéré le château, et nous n’avons plus trouvé qu’un groupe de généraux et d’officiers supérieurs. Leurs fourgons de bagages s’en allaient et leurs automobiles étaient prêtes. On me donna l’ordre de tenir aussi longtemps que possible et de faire sauter le château. D’ailleurs le major avait tout disposé en conséquence.

– Le nom de ce major ?

– Je ne sais pas. Il se promenait avec un jeune officier auquel les généraux eux-mêmes ne s’adressaient qu’avec respect. C’est ce même officier qui m’appela et m’enjoignit d’obéir au major « comme à l’empereur ».

– Et ce jeune officier, qui était-ce ?

– Le prince Conrad.

– Un des fils du Kaiser ?

– Oui. Il a quitté le château hier, à la fin de la journée.

– Et le major a passé la nuit ici ?

– Je le suppose. En tout cas il était là ce matin. Nous avons mis le feu aux mines et nous sommes partis. Trop tard, puisque j’ai été blessé auprès de ce pavillon… auprès du mur…

Paul se domina et dit :

– Auprès du mur devant lequel on a fusillé trois Français, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Quand les a-t-on fusillés ?

– Hier soir, vers six heures, je crois, avant notre arrivée de Corvigny.

– Qui les a fait fusiller ?

– Le major.

Paul sentait les gouttes de sueur qui coulaient de son crâne sur son front et sur sa nuque. Il ne s’était pas trompé : Elisabeth avait été fusillée par ordre de ce personnage innommable et inconcevable, dont la figure évoquait à s’y méprendre la figure même d’Hermine d’Andeville, la mère d’Elisabeth !

Il continua, d’une voix tremblante :

– Ainsi, trois Français fusillés, vous êtes bien sûr ?

– Oui, les habitants du château. Ils avaient trahi.

– Un homme et deux femmes, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Pourtant il n’y a que deux cadavres attachés au pavillon ?

– Oui, deux. Sur l’ordre du prince Conrad, le major a fait enterrer la dame du château.

– Où ?

– Le major ne me l’a pas dit.

– Mais peut-être savez-vous pourquoi on l’a fusillée ?

– Elle avait surpris, paraît-il, des secrets fort importants.

– On aurait pu l’emmener prisonnière ?…

– Évidemment, mais le prince Conrad ne voulait plus d’elle.

– Hein !

Paul avait sursauté. L’officier reprit, avec un sourire équivoque :

– Dame ! On connaît le prince. C’est le don Juan de la famille. Depuis des semaines qu’il habitait le château, il avait eu le temps, n’est-ce pas, de plaire… et puis… et puis de se lasser… D’ailleurs le major prétend que cette femme et que les deux domestiques avaient essayé d’empoisonner le prince. Alors, n’est-ce pas ?

Il n’acheva pas. Paul se penchait sur lui avec une figure convulsée, le saisissait à la gorge, et articulait :

– Un mot de plus et je t’étrangle… Ah ! tu as de la chance d’être blessé… sans quoi… sans quoi…

Et Bernard, hors de lui, le bousculait également :

– Oui, tu en as de la chance. Et puis, tu sais, ton prince Conrad, eh bien, c’est un