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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/35

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à Corvigny. Pas d’erreur possible… c’était bien cette nuance marron et cette étoffe de bure. Et puis, tiens, ce fichu en dentelle noire dont je t’ai parlé…

– Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Paul en accourant.

– Dame ! tu peux regarder, c’est une sorte de fichu et qui ne date pas d’hier. Ce qu’il est usé et déchiré ! Il y a encore, piquée dedans, la broche que je t’ai signalée, tu vois ?

Dès l’abord, Paul l’avait remarquée, cette broche, et avec quel effroi ! Quel sens terrible elle donnait à la découverte des vêtements dans la chambre même du major Hermann, et près du boudoir d’Hermine d’Andeville ! Le camée, gravé d’un cygne aux ailes ouvertes, et encerclé d’un serpent d’or dont les yeux étaient faits de rubis ! Depuis son enfance, Paul le connaissait, ce camée, pour l’avoir vu au corsage même de celle qui avait tué son père, et il le connaissait pour l’avoir revu dans ses moindres détails sur le portrait de la comtesse Hermine. Et voilà qu’il le retrouvait là, piqué dans le fichu de dentelle noire, mêlé aux vêtements de la paysanne de Corvigny, et oublié dans la chambre du major Hermann !

Bernard prononça :

– La preuve est certaine maintenant. Puisque les vêtements sont là, c’est que la femme qui m’a interrogé sur toi est revenue ici cette nuit ; mais quel rapport y a-t-il entre elle et cet officier qui est son image frappante ? L’être qui m’interrogeait sur toi est-il le même que l’être qui, deux heures auparavant, faisait fusiller Elisabeth ? Et qui sont ces gens-là ? À quelle bande d’assassins et d’espions nous heurtons-nous ?

– À des Allemands, sans plus, déclara Paul. Assassiner et espionner, c’est pour eux des formes naturelles et permises de la guerre, et d’une guerre qu’ils avaient commencée en pleine période de paix. Je te l’ai dit, Bernard, de cette guerre-là, nous sommes les victimes depuis bientôt vingt ans. Le meurtre de mon père fut le début du drame. Et maintenant, c’est notre pauvre Elisabeth que nous pleurons. Et ce n’est pas fini.

– Pourtant, dit Bernard, il a pris la fuite.

– Nous le reverrons, sois-en sûr. S’il ne vient pas, c’est moi qui irai le chercher. Et ce jour-là…

Il y avait deux fauteuils dans cette chambre. Paul et Bernard résolurent d’y passer la nuit, et sans plus tarder ils inscrivirent leurs noms sur le mur du couloir. Puis Paul rejoignit ses hommes afin de surveiller leur installation parmi les granges et les communs encore debout. Là, le soldat qui lui servait d’ordonnance, un brave Auvergnat du nom de Gériflour, lui apprit qu’il avait déniché deux paires de draps et des matelas propres, au fond d’une maisonnette attenant au pavillon du garde. Les lits étaient donc prêts.

Paul accepta. Il fut convenu que Gériflour et un de ses camarades iraient au château et s’accommoderaient des deux fauteuils.

La nuit s’écoula sans alerte, nuit de fièvre et d’insomnie pour Paul, que hantait le souvenir d’Elisabeth.

Au matin, il tomba dans un sommeil lourd, agité de cauchemars et que coupa soudain la sonnerie du réveil.

Bernard l’attendait.

L’appel eut lieu dans la cour du château. Paul constata que son ordonnance Gériflour et son camarade manquaient.

– Ils doivent dormir, dit-il à Bernard, nous allons les secouer.

Ils refirent, à travers les ruines, le chemin qui conduisait au premier étage et le long des chambres démolies.

Dans la pièce que le major Hermann avait occupée, ils trouvèrent, sur le lit, le soldat Gériflour affaissé, couvert de sang, mort. Sur un des fauteuils gisait son camarade, mort également.

Autour des cadavres, aucun désordre, aucune trace de lutte. Les deux soldats avaient dû être tués pendant leur sommeil.

Quant à l’arme, Paul l’aperçut aussitôt. C’était un poignard dont le manche de bois portait les lettres H. E. R. M.



VIII

Le journal d’Elisabeth


Il y avait dans ce double meurtre, qui succédait à une suite d’événements tragiques, tous enchaînés les uns aux autres par le lien le plus rigoureux, il y avait une telle accumulation d’horreurs et de fatalité révoltante que les deux jeunes gens ne prononcèrent pas une parole et ne firent pas un geste.

Jamais la mort, dont ils avaient tant de fois déjà senti le souffle au cours des batailles, ne leur était apparue sous un aspect plus sinistre et plus odieux.

La mort ! Ils la voyaient, non pas comme un mal sournois qui frappe au hasard, mais comme un spectre qui se glisse dans l’ombre, épie l’adversaire, choisit son moment, et lève le bras dans une intention déterminée. Et ce spectre prenait pour eux la forme même et le visage du major Hermann.

Paul articula, et vraiment sa voix avait cette intonation sourde, effarée, qui semble évoquer les forces mauvaises des ténèbres :

– Il est venu cette nuit. Il est venu, et comme nous avions marqué nos noms sur le mur, ces noms de Bernard d’Andeville et Paul Delroze, qui représentent à ses yeux les noms de deux ennemis, il a profité de l’occasion pour se débarrasser de ces deux ennemis. Persuadé que c’étaient toi et moi qui dormions dans cette chambre, il a frappé… et ceux qu’il a frappés c’est ce pauvre Gériflour et son camarade, qui meurent à notre place.

Après un long silence, il murmura :

– Ils meurent comme est mort mon père… et comme est morte Elisabeth… et aussi le