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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/44

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En dehors de cette réalité, rien ne valait une pensée ni un effort. Et, défaillant, engourdi par une lâcheté soudaine, les yeux fixés sur le journal où la malheureuse avait noté les phases du supplice le plus cruel qu’il fût possible d’imaginer, il se sentait peu à peu glisser vers un immense besoin d’anéantissement et d’oubli. Elisabeth l’appelait. À quoi bon lutter maintenant ? Pourquoi ne pas la rejoindre ?

Quelqu’un lui frappa sur l’épaule. Une main saisit le revolver qu’il tenait, et Bernard lui dit :

– Laisse cela tranquille, Paul. Si tu juges qu’un soldat a le droit de se tuer actuellement, je t’en laisserai libre tout à l’heure, lorsque tu m’auras écouté…

Paul ne protesta pas. La tentation de la mort l’avait effleuré, mais à son insu presque. Et bien qu’il y eût succombé peut-être, en un moment de folie, il était encore dans cet état d’esprit où l’on reprend vite conscience.

– Parle, dit-il.

– Ce ne sera pas long. Trois minutes d’explications tout au plus. Écoute.

Et Bernard commença :

– Je vois, d’après l’écriture, que tu as retrouvé un journal rédigé par Elisabeth. Ce journal confirme bien ce que tu savais ?

– Oui.

– Elisabeth, quand elle l’a écrit, était bien menacée de mort ainsi que Jérôme et Rosalie ?

– Oui.

– Et tous trois ont été fusillés le jour même où nous arrivions toi et moi à Corvigny, c’est-à-dire mercredi le 16 ?

– Oui.

– C’est-à-dire entre cinq et six heures du soir et la veille du jeudi où nous avons pu parvenir ici, au château d’Ornequin ?

– Oui, mais pourquoi ces questions ?

– Pourquoi ? Voici, Paul. Je t’ai repris, et j’ai entre les mains, l’éclat d’obus que tu as recueilli dans le mur du pavillon à l’endroit même où Elisabeth a été fusillée. Le voici. Une boucle de cheveux s’y trouvait encore collée.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai causé tout à l’heure avec un adjudant d’artillerie, de passage au château, et il résulte de notre conversation et de son examen que cet éclat ne provient pas d’un obus tiré par un canon de 75, mais d’un obus tiré par un canon de 155, un Rimailho.

– Je ne comprends pas.

– Tu ne comprends pas parce que tu ignores, ou que tu as oublié, ce fait que vient de me rappeler mon adjudant. Le soir de Corvigny, mercredi 16, les batteries qui ont ouvert le feu et qui ont lancé quelques obus sur le château, au moment où l’exécution avait lieu, étaient toutes nos batteries de 75, et nos Rimailhos de 155 n’ont tiré que le lendemain jeudi, pendant notre marche sur le château. Donc, comme Elisabeth a été fusillée et enterrée le mercredi soir vers six heures, il est matériellement impossible qu’un éclat d’obus tiré par un Rimailho lui ait enlevé des boucles de cheveux puisque les Rimailhos n’ont tiré que le jeudi matin.

– Alors ? murmura Paul, la voix altérée.

– Alors, comment douter que l’éclat d’obus du Rimailho, ramassé par terre le jeudi matin, n’ait été volontairement enfoncé parmi des boucles de cheveux coupés la veille au soir ?

– Mais tu es fou ! Dans quel but aurait-on fait cela ?

Bernard eut un sourire.

– Mon Dieu, dans le but de faire croire qu’Elisabeth avait été fusillée alors qu’elle ne l'êtait point.

Paul se jeta sur lui, et, le secouant :

– Tu sais quelque chose, Bernard ! Sans quoi, est-ce que tu pourrais rire ? Mais parle donc ! Et ces balles sur le mur du pavillon ? Et cette chaîne de fer ? Ce troisième anneau ?

– Justement. Trop de mise en scène ! Lorsqu’une exécution a lieu, est-ce qu’on voit ainsi la trace des balles ? Et puis, le cadavre d’Elisabeth, l’as-tu retrouvé ? Qui te prouve qu’après avoir fusillé Jérôme et sa femme ils n’ont pas eu pitié d’elle ? Ou bien, qui sait, une intervention…

Paul sentait un peu d’espoir l’envahir. Condamnée par le major Hermann, peut-être Elisabeth avait-elle été sauvée par le prince Conrad, revenu de Corvigny avant l’exécution…

Il balbutia :

– Peut-être… oui, peut-être… Et alors voici : le major Hermann connaissant notre présence à Corvigny – souviens-toi de ta rencontre avec cette paysanne –, le major Hermann, tenant du moins à ce qu’Elisabeth fût morte pour nous, et à ce que nous renoncions à la chercher, le major Hermann a simulé cette mise en scène. Ah ! comment savoir ?

Bernard s’approcha de lui et prononça gravement :

– Ce n’est pas l’espérance que je t’apporte, Paul, c’est la certitude. J’ai voulu t’y préparer. Maintenant, écoute. Si j’ai interrogé cet adjudant d’artillerie, c’était pour contrôler des faits que je n’ignorais plus. Oui, tantôt, au village même d’Ornequin, où je me trouvais, il est arrivé de la frontière un convoi de prisonniers allemands. L’un d’eux, avec qui j’ai pu échanger quelques mots, faisait partie de la garnison qui occupait le château. Il a donc vu, lui. Il sait ! Eh bien ! Elisabeth n’a pas été fusillée. Le prince Conrad a empêché l’exécution.

– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Paul qui défaillait de joie… Alors, tu es sûr ? Elle est vivante ?

– Oui, vivante… Ils l’ont emmenée en Allemagne.

– Mais depuis ?… Car enfin le major Hermann a pu la rejoindre et réussir dans ses desseins !

– Non.

– Comment le sais-tu ?